Tristan Storme : « Il est dangereux de s’habituer à un état d’urgence permanent »

Ce professeur de science politique alerte sur notre accoutumance aux régimes d’exception et sur les menaces que cela fait peser sur nos libertés.

© Thierry Ehrmann / Flickr

Par Vincent Peluso

Enseignant chercheur en science politique et en théorie politique à l’université de Nantes, Tristan Storme a beaucoup travaillé sur le sulfureux Carl Schmitt, juriste constitutionnaliste qui fut membre du parti nazi entre 1933 et 1936. Si Schmitt a beaucoup réfléchi aux questions d’état d’urgence, c’est pour mieux critiquer l’état de droit et la démocratie, lesquels seraient illusoires par l’existence même de ce régime d’exception. De passage à l’université d’été des Amis de La Vie, Tristan Storme alerte sur les menaces que fait peser actuellement l’état d’urgence sur nos libertés.


Vous avez rappelé dans votre conférence que depuis 2015, nous avons vécu quatre ans sous état d’urgence. Pouvez-vous expliquer ce régime d’exception ?

L’état d’urgence est un régime juridique qui se trouve détaillé dans la loi du 3 avril 1955. Cette loi permet, face à « un péril imminent », de déroger au droit commun en vue de rétablir les conditions de possibilité de l’état de droit. Il y a une gradation entre les différents régimes exceptionnels prévus par le droit français : l’état d’urgence n’est pas l’état de siège, et encore moins les pleins pouvoirs. Par exemple, il ne crée pas de confusion entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif mais il entraîne une forte extension des pouvoirs de police et des pouvoirs d’administration. C’est donc un outil juridique qui a vocation à rétablir les conditions de possibilité du droit quand celles-ci sont menacées.

Tristan Storme à l’université d’été © Patrick Durand

Quelles sont les tendances et les menaces liées à l’application de l’état d’urgence ?


Les dérives possibles sont liées au fait qu’il est très compliqué de sortir de l’état d’urgence lorsque la crise qui justifie son recours est une crise durable. En effet, cet outil vise à faire face à des difficultés temporaires. Il faut donc que ce soit un régime transitoire. Sauf que des crises telles que la menace terroriste, les bouleversements climatiques ou les situations pandémiques sont amenées à durer, sans véritable outil adapté et à portée de main pour les régler. Les régimes d’exception comme l’état d’urgence deviennent alors durables, avec le risque de s’installer de façon permanente. Face à des crises comme la Covid-19 ou le terrorisme djihadiste, le danger est donc d’avoir recours à un outil absolument pas approprié pour les solutionner et attentatoire aux libertés. Les lois de prorogation vont aussi inscrire dans le droit commun des mécanismes qui avaient vocation à n’être utilisés que pendant l’état d’urgence. Au contraire, il serait nécessaire d’avoir de la normalité juridique et démocratique pour traiter de ces problèmes.


Sur quels point spécifiques les citoyens doivent-ils selon vous être vigilants pour préserver leurs droits et leurs libertés ?


Dans nos sociétés modernes, l’état d’urgence mobilise de nombreuses technologies numériques. Il faut veiller à ce que celles-ci ne survivent pas à ce régime d’exception en intégrant le droit commun. Toutes ces applications installées sur nos téléphones et les données qui se retrouvent partagées avec l’Etat risquent de rester et de perdurer en situation normale. Il faut donc retrouver toute notre liberté et pas seulement une partie de celle-ci. Il est dangereux de s’habituer à un état d’urgence permanent.

Propos recueillis par Vincent Peluso