[Reportage] À la criée du Croisic, le commerce du poisson se vit la nuit

Du mardi au samedi, la criée du Croisic voit défiler les pêcheurs, convoyeurs et acheteurs. En pleine nuit et jusqu’au petit matin, les industriels y viennent chercher les marchandises du jour. Plongée dans ce commerce nocturne.

© François Boyer

Par Sandra Bouillard & François Boyer

Sur les rochers, on entend – sans les voir – les vagues qui se brisent. Il fait nuit noire sur le port du Croisic. Seul un pêcheur, Willy, s’affaire près de son bateau, une cigarette fermement coincée entre les lèvres. C’est un blond au visage fermé, mais à l’intonation joviale. Il attend ses collègues dans sa polaire bleue marine : Cyril, qui reste à terre, Xavier et Jérôme, « le patron ». Une fois l’équipe sur le pont du chalutier, le plus gros du port, le moteur démarre. En cette fin juin, c’est la saison de la langoustine. Pour en ramener, il faut partir bien avant l’aurore. Il est trois heures du matin. Le Kav David IV prend le large, direction la Turballe ou les Sables d’Olonne. Les pêcheurs ne quitteront pas les eaux territoriales, à une vingtaine de kilomètres de la côte. Et laissent à terre l’agitation qui attend les divers acteurs de la criée.

Le Kav David IV © François Boyer

3h12, l’installation

De l’autre côté du bâtiment angulaire qui abrite l’entrepôt, les agents de bord et transporteurs se saluent. Les fumées du café et des cigarettes se mélangent dans l’air froid. À l’intérieur, les bacs de poissons, mollusques et autres fruits de mer défileront bientôt sur des tapis roulants avant d’être achetés par kilos, pour être revendus aux particuliers. On ne voit pas encore le jour pointer au large, mais les yeux se tournent déjà vers l’horizon. La parole est rare, réduite à l’essentiel. Ils sont huit à préparer les sept tonnes de marchandise, bac par bac, de quelques kilos chacun. « C’est un métier difficile, il faut se lever tôt, c’est physique » explique Julien, agent de bord au visage rond, chargé de l’organisation de cette matinée. Les travailleurs sont arrivés depuis plus d’une heure. Clément (le prénom a été modifié) a commencé il y a un an et demi, en intérim. « J’étais à mon compte avant. J’ai fait une semaine d’essai ici, je ne savais même pas ce que c’était qu’une criée. »

© François Boyer

Les acheteurs ne sont pas encore là. On entend seulement le bruit des bacs qui claquent, jetés les uns contre les autres. Ils contiennent des crevettes, divers poissons et surtout des araignées de mer, qui débordent des caisses, quasiment une tonne. Pour éviter les invendus, les pêcheurs ne proposent pas leur récolte chaque jour. Ils se relaient chacun leur tour pour vendre le poisson. « Les bateaux ont l’habitude, ils savent bien que tout ne peut pas partir en même temps » résume Julien.

3h33, les acheteurs arrivent

Les premiers camions se garent. La vente commence dans une trentaine de minutes. Elle a lieu dans une petite salle, sorte de ring encadré de chaises orange, où défilent les poissons sous des halogènes. Les acheteurs sont alignés comme des supporters et les paris remplacés par les enchères qui montent et descendent sur des écrans. Celles-ci sont affichées dans la salle mais aussi dans l’entrepôt, pour « ceux qui veulent approcher la came » explique Clément, ses lunettes un peu bancales sur le nez. À l’aide de grosses télécommandes, la quarantaine d’acheteurs, poissonniers et grossistes de la grande distribution, cherchent le meilleur prix. Des femmes, jeunes ou plus âgées. Des hommes, à l’allure sportive ou bien avachis sur les sièges en plastiques. Quelques marchands sont connectés sur internet ; une caméra va retransmettre en direct la criée. Ils viendront ensuite charger vers sept heures. Les tapis roulants sont allumés, un cliquetis métallique régulier résonne : la vente peut commencer.

La salle de la criée © François Boyer

4h00, début de la vente

« Tout le monde est prêt ? » lance gaiement Patricia. Cheveux blonds et courts, elle anime la vente d’aujourd’hui, assise derrière un ordinateur et un terminal datant des années 80. Chacun entre par un couloir, des bottes en caoutchouc aux pieds. Les mouvements semblent mécaniques, chacun connait sa place. Le rituel commence. En silence, les chiffres défilent sur les murs. La criée n’a rien de bruyant. Ici, on compte pour un quart de femmes. Une odeur de parfum entêtante masque l’odeur des embruns. Quelques crevettes sautent hors des bacs. Le homard, vainqueur du jour, part pour 30 euros le kilo.

4h13, l’effervescence

Après la torpeur, le rythme s’accélère. Les étiquettes indiquant la provenance des poissons sont jetées à toute allure dans les bacs. On entend des surnoms criés pour répondre au plus vite au client. Les acheteurs dégainent leur téléphone, quelques sms et appels aux commerces où le tout sera vendu.

© François Boyer

Au milieu de toute cette agitation, un groupe de six personnes dénote. On pourrait croire à des touristes, observant la scène de l’extérieur. Ils sont en réalité de futurs grossistes. « Vous voyez s’afficher à l’écran le prix de retrait, on peut pas aller plus bas » lance Dominique, leur formateur pour la grande distribution. Sur l’écran, le kilo de daurade grise est plafonné à 50 centimes. « Ils ne reviendront plus ici, mais il faut qu’ils comprennent comment ça marche en venant au moins une fois. Ce sont des métiers passionnants, et puis, dans toutes les criées de France ils cherchent des bras » lance-t-il presque étonné. « Au Croisic, on recherche toujours des courageux », confirme Laurent Nicolle, directeur du site.

4h35, enfin la chaleur

Dans la salle, l’ambiance s’est réchauffée. Le pied posé sur la barrière, un acheteur lance quelques piques sur le prix. « Oh arrête de faire chier, on le prendra demain ton poisson ! » lâche-t-il en riant. La plupart des acquéreurs sont déjà partis, direction la criée de cinq heures, à la Turballe. Soudain le tapis s’arrête. La panne était prévisible : il faut dire que la mécanique est vieillissante. Après quelques minutes le cliquetis reprend. Petit à petit la salle se vide, chacun imprime sa feuille de retrait à l’aide d’un code inscrit sur la grosse télécommande. Les sept tonnes se sont écoulées au Croisic. Les camions chargés partent alimenter les étals bretons. Clément prend sa pause, rallume une cigarette. Le petit jour se reflète dans les yeux du quadragénaire. Les lumières de l’aurore tapissent le port et la ville s’éveille.

Le port du Croisic à l’aurore © François Boyer

Texte : Sandra Bouillard / Photos : François Boyer