Il était une fois le Kurun, bateau le plus célèbre du Croisic

Ce voilier historique, qui fête cet été les 70 ans de son retour dans la petite cité de Loire-Atlantique, est l’œuvre d’un navigateur non moins légendaire : Jacques-Yves Le Toumelin. Portrait croisé.

Le Kurun, toujours amarré au Croisic au XXIe siècle © Les Amis du Kurun

Par Mathilde Debionne

Au cœur du port du Croisic, près de l’ancienne criée, est amarré un voilier plutôt discret. Ne pas se fier à son allure modeste : le Kurun (« Tonnerre » en breton) a fait le tour du monde ! Agé de 76 ans et classé monument historique, ce navire de treize mètres de long se démarque toutefois au milieu des bateaux de plaisance par sa coque en bois, ses cordages et ses deux extrémités pointues. « Une innovation qui permet de mieux fendre les vagues et d’affronter les tempêtes, souligne Jean-Pierre Girodon, président de l’association Les Amis du Kurun, ancien charpentier naval et passionné de vieux gréements. Ce bateau, de petite taille et robuste, a été conçu pour traverser les océans. »

Si aujourd’hui le Kurun appartient à la ville du Croisic, son histoire est inséparable de celle d’un homme : Jacques-Yves Le Toumelin. Un passionné de navigation qui en 1946, au sortir de la Seconde guerre mondiale, lance la construction d’un voilier dans le but de réaliser le tour du monde. Il aura vécu à bord jusqu’à 79 jours d’affilée, pendant presque trois ans entre 1949 et 1952, devenant le troisième navigateur français à effectuer un tour du monde à la voile. « La cabine est sommaire et rustique mais contient tout le nécessaire pour se sentir chez soi, le navigateur y tenait » raconte Jean-Pierre Girodon. Le Toumelin y a d’ailleurs installé de nombreux tiroirs et une bibliothèque qui lui permettait d’accueillir près de 300 livres, compagnons de voyage indispensables lors des mois passés en mer.

Une carte et deux boussoles, sans radio ni balise

Jacques-Yves Le Toumelin dans son navire © Les Amis du Kurun

Cet homme caractériel et téméraire, parti avec un équipier rapidement débarqué, a réalisé plus des deux tiers de son itinéraire seul et sans assistance. En effet, ayant déboursé tout son argent dans la construction du bateau, c’est avec un minimum d’équipement, une simple carte de l’océan Atlantique et deux boussoles qu’il a pris la mer en direction du Portugal, avant de mettre le cap vers l’ouest. On raconte qu’au Panama, n’ayant pas les moyens de payer le droit de péage, un paquebot français le prit sous son aile pour lui permettre de traverser le canal. Ne possédant ni radio ni balise, le capitaine du Kurun a fait plusieurs fois l’expérience de la solidarité en mer. Le seul moyen pour lui de communiquer avec la terre était un grand panneau qu’il brandissait s’il croisait un paquebot. Lequel se chargeait alors d’envoyer ses coordonnées GPS à sa compagnie d’assurance, qui pouvait ensuite contacter ses proches. Le Toumelin ne pouvait lui-même que calculer approximativement sa position à partir de la vitesse, obtenue grâce à un loch, petit instrument composé d’une hélice et d’une corde immergée reliée à un capteur. A son retour au Croisic en 1952, Le Toumelin est accueilli en héros. Face à cet engouement, il retranscrit dans un livre le récit de son épopée, « Kurun autour du monde » (Flammarion, 1953), qui fut un succès et inspira de nombreux lecteurs.

20 ans au hangar

Le premier voyage du Kurun (1949-1952) © Les Amis du Kurun

Deux ans plus tard, le voilà reparti aux Antilles avec son fidèle navire. Mais les courses de régates se développent et le public se passionne pour ces compétitions dopées à la vitesse. Les voyages au long cours ne font plus rêver de la même manière… Au retour de cette deuxième expédition, l’accueil n’est plus le même et loin du triomphe de 1952, les hommages attendus ne sont pas au rendez-vous. Déçu et sans argent, Le Toumelin n’a pas les moyens de réparer le Kurun, abîmé par les mois passés en mer, et décide de le remiser dans un hangar du Croisic où il restera pendant vingt ans.

Jacques-Yves Le Toumelin fut certainement l’un des derniers navigateurs traditionnels. Très spirituel, il a même envisagé un temps de repartir vers l’Inde, notamment pour rencontrer de grands maîtres hindous. Son neveu Matthieu Ricard, fils de la peintre Yahne Le Toumelin et devenu lui-même moine bouddhiste, a été très inspiré par cet oncle aventurier et son intrépide navire, comme il le confiait en décembre 2021 au journal Ouest France : « En nous racontant son tour du monde à la voile en solitaire sur un cotre norvégien de 10 mètres sans moteur, il nous montrait que tout était possible.(…) Il m’a incité à lire nombre d’écrits métaphysiques et spirituels qui occupaient les rayons de sa belle bibliothèque. »

Une nouvelle vie… à moteur

Le Kurun en juillet 2022 © Mathilde Debionne

En 1986, les amis de Jacques-Yves Le Toumelin créent l’association Les Amis du Kurun et la ville du Croisic rachète le navire pour un euro symbolique. D’importants travaux de restauration sont alors entamés afin de donner une seconde vie au bateau et de transmettre ce patrimoine, d’ailleurs reconnu bâtiment historique en 1993. Lorsque l’on enjambe aujourd’hui le bastingage pour monter à bord du Kurun, on remarque à quel point il est entretenu avec soin. La peinture blanche et bordeaux est sans écailles, les cordes savamment tressées et les voiles de coton soigneusement repliées. Seul élément qui dénote dans ce cadre historique : une légère odeur de gasoil qui emplit les narines en descendant dans la cale. En effet, tous les voiliers doivent aujourd’hui être équipés d’un moteur, mais cela lui permet de continuer à naviguer et de participer à des rassemblements de vieux gréements. « Les Croisicais sont aujourd’hui très attachés au Kurun et s’inquiètent dès qu’il est absent du port », raconte avec une pointe de fierté Jean-Pierre Girodon.

En juillet 2022, cela fait 70 ans que le Kurun est revenu de son tour du monde. S’il ne serait plus capable de partir pour un tel voyage, il continue donc de participer à des manifestations locales et fait vivre la mémoire de Jacques-Yves Le Toumelin, un homme qui a trouvé la liberté d’aller au bout de son rêve.

Texte : Mathilde Debionne