Aïcha El Hajjami : « Il faut revendiquer l’égalité entre hommes et femmes à partir du référentiel islamique »

L’approche réformiste de cette juriste et théologienne marocaine s’appuie sur le texte coranique pour théoriser une émancipation de la femme musulmane et une véritable égalité.

(© M’hammed Kilito)

En quoi l’islam place-t-il l’égalité hommes-femmes en son cœur, selon vous ?

De nos jours, l’Islam et les musulmans sont tout le temps stigmatisés par rapport à la question de la condition des femmes et plus particulièrement la question de l’égalité entre les hommes et les femmes. La représentation que l’on se fait de l’Islam est généralement constituée de stéréotypes et d’essentialisme réducteurs selon lesquels l’Islam serait à l’origine des rapports de domination des hommes sur les femmes dans les sociétés musulmanes, et serait de ce fait incapable de composer avec le principe d’égalité homme-femme. Or, une lecture approfondie et holistique des textes scripturaires de l’Islam, à savoir le Coran et la Sunna, montre qu’ils sont fondamentalement pour l’égalité des sexes.

Cette approche égalitaire peut être appréhendée sur plusieurs niveaux dans le référentiel islamique : au niveau de la profession de foi en Islam, au niveau du récit de la création, et au niveau de la réforme de la condition des femmes inaugurée aussi bien par le Coran que par la Sunna.

La profession de foi en Islam est porteuse de l’idée de l’égalité universelle, entre tous les êtres humains devant un seul Dieu : « Il n’y a de Dieu que Dieu » ( لا إلاه إلا الله). Cette proclamation de l’unicité de Dieu, sans aucun intermédiaire, avait pour but de déconstruire les relations sociales existantes à l’époque de la révélation et d’abolir toutes sortes de domination ou de discrimination. C’est une référence libératrice qui ramène les humains, sans distinction de genre, de couleurs, de rang social, de fortune ou autre, à leur origine commune, comme le souligne le verset suivant : « Ô Humains, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Si nous avons fait de vous des peuples et des tribus, c’est en vue de votre connaissance mutuelle. Le plus digne au regard de Dieu, c’est celui qui se prémunit davantage ». Les êtres humains en tant que représentants de Dieu sur terre, sont ainsi tous égaux dans la responsabilité de la vie sur terre, du respect des autres créatures et de la préservation de l’environnement. Cette responsabilité incombe aux femmes au même titre qu’aux hommes : « Les croyants et les croyantes sont en rapport mutuel de protection : ils commandent le convenable et proscrivent le mauvais ».

Quant au récit de la création tel que relaté dans le Coran, il est intéressant de constater qu’il s’écarte des idées et mythes largement répandus selon lesquelles la femme, Eve en l’occurrence, serait une créature dérivée de l’homme, Adam, ce qui justifierait sa subordination et son infériorité par rapport à l’homme pour lequel elle a été créée.

Mais alors pourquoi cet imaginaire faisant des femmes des subalternes, s’il ne se trouve pas dans les textes coraniques ?

Justement, ce ne sont que des mythes ! Malheureusement ces mythes ont été repris par certains exégètes musulmans classiques, par la suite ancrés dans l’imaginaire collectif musulman. Mais le Coran ne fait nullement allusion ni à la création dérivée d’Eve à partir d’Adam, ni à ce rôle maléfique qui lui est attribué.

Le Coran ramène l’origine de la création à « une seule âme ou essence » dont sont issus tous les humains, hommes et femmes : « Ô Humains, craignez votre Seigneur qui vous a créés d’une seule âme (نفس), et qui a créé d’elle son conjoint « zawj », et qui de ces deux-là a fait propager beaucoup d’hommes et de femmes ». Le mot نفس en arabe a plusieurs significations (âme, essence, souffle de vie…), mais ne signifie nullement : homme ou Adam. Il est significatif aussi de souligner que le mot نفس s’emploi en arabe aussi bien au féminin qu’au masculin. Le mot zawj (زوج), qui signifie conjoint, est lui aussi employé pour les deux sexes en arabe, et dans ce verset il est employé sans précision de sexe. Tout ça pour dire que le Coran ne parle aucunement d’Adam comme origine de l’espèce humaine.

Qu’en est-il de la nature « tentatrice » de la femme ?

Le Coran ne fait pas d’Eve la « tentatrice » responsable du péché originel ayant causé la chute du paradis et les malheurs de l’humanité. Les versets relatifs à cet épisode désignent Eve et Adam comme tous deux responsables de la désobéissance à Dieu pour avoir mangé de l’arbre interdit : « Et Satan les incita (les deux) à désobéir et les fit sortir du paradis », « Tous deux en mangèrent… Ainsi, Adam fut-il rebelle à son Seigneur, déraisonna. Par la suite, son seigneur l’élirait et, se repentant sur lui, le guiderait ». La faute a été absoute. Adam et Eve ont été pardonnés et réhabilités suite à leur repentance, et une fois sur terre, ils ont été (le genre humain) chargés de la responsabilité de la vie sur terre, une mission qui s’appelle Istikhlâf (استخلاف), attribuée aux hommes et aux femmes sans distinction.

Cette égalité est également présente dans les enseignements du prophète de l’Islam que ce soit dans les Hadiths (paroles) ou sa pratique, lui qui dit : « Les femmes sont les sœurs utérines des hommes devant la loi ». Ces enseignements inaugurés par l’Islam au 7ème siècle ont été traduits par des droits accordés aux femmes, qu’on peut considérer comme révolutionnaires pour l’époque. Comme le droit à l’héritage, alors que la femme faisait partie de la masse successorale et n’avait pas droit à l’héritage ; le droit de choisir son futur époux sans aucune contrainte de la part du père, du frère ou d’un autre mâle de la famille ; le droit au divorce selon sa propre volonté et sans même avoir besoin de prouver un quelconque préjudice subi par elle de la part de son époux ; le droit d’exercer des activités économiques sans besoin de l’autorisation du mari. Pour l’anecdote : l’obligation d’avoir l’autorisation du mari pour l’exercice d’une activité économique est une mesure qui a été introduite dans le droit marocain par l’autorité française en 1913, avec la colonisation, et qu’il a fallu abroger après l’indépendance !

Pourtant, des lois allant à l’encontre du droit des femmes perdurent dans le monde arabo-musulman. Comment expliquez-vous cela ?

Il est vrai que le maintien de certaines lois injustes et discriminatoires à l’égard des femmes dans les législations de nombreux pays arabo-musulmans pose un grand problème. La plupart de ces lois ont été produites par des jurisconsultes musulmans classiques (fiqh فقه) sur la base d’une lecture littérale et patriarcale des textes scripturaires de l’Islam. Le fiqh représente l’ensemble des règles juridiques élaborées ultérieurement à la révélation du texte coranique et bien après la mort du prophète, par les théologiens/juristes musulmans « ‘ulamâ », à partir de leurs interprétations des textes sacrés et en fonction des réalités et des besoins sociaux de leur époque. S’il est vrai que les premiers juristes musulmans ont accompli un immense travail d’interprétation et de rationalisation en vue d’adapter les préceptes coraniques aux réalités de leurs sociétés, il n’en demeure pas moins que de manière générale, le fiqh relatif à la condition des femmes a été beaucoup plus le reflet d’une mentalité patriarcale régnante que d’une stricte application des valeurs d’égalité et de justice prônées par le Coran et la Sunna. Il s’en est suivi une confusion entre les textes sacrés et le fiqh, qui continue à être entretenue de nos jours par ceux qui n’hésitent pas à instrumentaliser leur propre lecture de la religion pour justifier leur résistance aux thèses et aux revendications égalitaires.

(© M’hammed Kilito)


Par ailleurs, il est vrai que la religion musulmane apparaît de nos jours comme un ensemble de prohibitions et d’entraves à la liberté, tellement l’accent est mis par un grand nombre de musulmans sur les prescriptions juridiques et les rites minutieux. Or, si l’on examine le Coran lui-même, on se rend compte que les versets pouvant constituer des normes juridiques, sont très peu nombreux par rapport à l’ensemble du texte coranique. En plus, ces versets sont souvent de simples recommandations d’ordre générale, ou des réponses à des situations particulières, liées au contexte de leurs révélations.

C’est la raison pour laquelle, certains réformistes musulmans du 19e et 20e siècles ont prôné un retour à l’esprit des textes et à leur contextualisation, afin de mettre l’accent sur les valeurs qui les animent en matière d’égalité des sexes, de justice et d’équité. Ceci nous a interpellé, nous les femmes musulmanes chercheuses, de voir le grand écart entre ces valeurs clairement stipulées dans le Coran et la Sunna, et les normes juridiques qui ont été déduites par les fuqahas (les juristes) à travers les siècles, et qui sont en fait le reflet de leurs environnements, des sociétés patriarcales de leurs époques.

La maîtrise de la langue arabe et de la théologie musulmane permet aux femmes chercheuses d’apporter leurs propres interprétations des textes sacrées sur la base de l’Ijtihâd (الاجتهاد), qui signifie l’effort intellectuel, permettant une lecture plus en harmonie avec les finalités de l’Islam (maqâssid al-sharî’a مقاصد الشريعة) qui se ramènent aux valeurs d’égalité, de justice, d’équité et de dignité pour tous et toutes. Il est de nos jours impératif de procéder à une relecture des textes religieux à la lumière du contexte de leur révélation, des objectifs de l’Islam, et de la réalité sociale d’aujourd’hui.

Harmoniser islam et droit des femmes revient-il à remettre en cause certaines traditions culturelles ?

Effectivement. Il faut à cet égard faire la distinction entre les textes fondateurs que sont le Coran et la Sunna, et le fiqh. Ce dernier est le fruit d’un travail humain imprégné des circonstances de sa réalisation et de l’environnement social de ses auteurs. Il doit être en conséquence susceptible d’être revu et corrigé en fonction des nouvelles données sociales, et nourri par les nouvelles approches scientifiques. En plus, certaines lois et pratiques qui affectent la condition des femmes musulmanes trouvent leurs origines dans des us et coutumes qui sont malheureusement ancrées dans les mentalités et considérées comme islamiques et sacrées. Il en est ainsi de l’interdiction des femmes de conduire les voitures (en vigueur en Arabie saoudite jusqu’en 2018), de l’excision des femmes largement pratiquée en Egypte et dans d’autres pays africains, de la privation des femmes de leur droit à l’héritage comme dans certaines tribus arabes au Moyen Orient, et même au Maghreb. Ces pratiques s’inscrivent plus dans la culture patriarcale et tribale qui a dominé le monde pendant des siècles et s’est enracinée dans les mentalités et les représentations collectives.

Les institutions religieuses et politiques sont-elles prêtes à s’accommoder de cette pensée réformiste ?

Cela dépend des pays et de chaque contexte. Au Maroc, la réforme du code de la famille revendiquée par le mouvement féminin dès les années 1980, a été possible grâce à la volonté politique du roi Mohammed VI. Il a nommé en avril 2001 une commission, chargée de préparer un projet de réforme du droit de la famille. Celle-ci comportait des hommes et des femmes de différentes disciplines, en relation avec le droit familial. Suite au travail accompli et aux modifications apportées par le roi (lequel a tranché sur certains points de litige au sein de la commission), le nouveau code de la famille a été adopté en février 2004. Cette réforme a constitué un grand pas dans l’émancipation juridique des femmes marocaines, sur la base d’une approche égalitaire. Le nouveau code a ainsi introduit la notion de « codirection » de la famille par les deux époux, rompant ainsi avec l’ancienne idée selon laquelle l’époux est le seul chef de famille, auquel l’épouse doit obéissance en échange de son entretien matériel. Le code a également instauré l’égalité en matière de l’âge légal d’accès au mariage pour les deux sexes, fixé à 18 ans ; il a rendu la tutelle matrimoniale facultative pour la fille majeure ; a donné le droit au divorce de manière égale aux deux conjoints ; des droits économiques à l’épouse sur les biens acquis durant le mariage en cas de divorce, etc. La volonté politique du roi a joué un grand rôle dans cette réforme, et sa présentation de ces innovations argumentées par des références au texte coranique et aux hadiths a mis fin à l’opposition de certaines tendances conservatrices dans le pays. Actuellement, le débat commence à avoir lieu par rapport à une révision du code la famille pour combler certaines lacunes, notamment apparues avec la pratique judiciaire. Parmi les sujets qui font débat, il y a la question de l’égalité en héritage, qui suscite des controverses au sein de la société. Mais dans tous les cas, je pense que le débat sociétal est quelque chose de sain et de positif.

(© M’hammed Kilito)

Y a-t-il un mouvement féministe marocain ?

Le mouvement féminin, ou féministe, existait au Maroc bien avant l’indépendance. Et c’est grâce à la lutte des féministes de gauche que la question de la réforme de l’ancien code du statut personnel (CSP) a été soulevée et mise en exergue, notamment dans les années 1990. Le débat qui s’en est suivi a confronté deux courants au Maroc. Le courant moderniste, et les conservateurs et islamistes, notamment au sujet du référentiel qui doit présider dans la réforme. Les féministes de gauche avaient dans un premier temps basé leurs revendications uniquement sur le référentiel des droits humains inscrits dans les conventions internationales, notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (en anglais CEDAW). Cela a provoqué une vive réaction de la part de la mouvance islamique et les partis conservateurs, qui ont vu dans cette démarche une ingérence de l’occident et de ses instances dans le droit marocain. Ils réclamaient pour leur part une réforme basée plutôt sur le référentiel religieux, considérant que l’Islam a accordé des droits aux femmes et qu’il fallait juste procéder à une réinterprétation des textes afin de les adapter au contexte actuel.

Cette confrontation entre les deux courants a atteint son apogée lors des deux grandes manifestions (on a évalué le nombre des manifestants à plus de deux millions) du 12 mars 2000, l’une à Rabat soutenant les revendications des femmes de gauche, et l’autre à Casablanca contre ces demandes de réformes. Mais le débat sociétal qui a traversé toutes les couches de la société a eu des retombées positives aussi bien sur la sensibilisation des gens à la question des droits des femmes, que sur la compréhension par eux de certains concepts théologiques et des véritables droits des femmes en Islam. Les points de vue ont connu une convergence avec l’adoption par des féministes de gauche d’arguments religieux pour appuyer leurs revendications. Ceci a montré qu’il est très difficile dans les sociétés musulmanes de faire adopter une loi qui ne serait pas conforme à l’Islam, notamment en droit familial. N’oublions pas qu’au Maroc la religion musulmane occupe une place centrale, que ce soit au niveau politique (le roi est constitutionnellement considéré comme Amir Al-mouminine, Commandeur des croyants), juridique (le code de la famille est d’essence religieuse), ou social (la religiosité de la population est présente à tous les niveaux).

Vous-même, vous considérez-vous comme féministe ?

Les femmes qui travaillent sur la question des droits des femmes de l’intérieur du référentiel religieux sont qualifiées de féministes islamiques. Personnellement, si le terme féministe signifie la lutte pour les droits des femmes et leur émancipation, cela ne me dérange nullement. En revanche, ce qui est dérangeant, c’est lorsqu’on essaie de dicter aux femmes musulmanes la voie de leur émancipation, au nom d’une approche féministe occidentale, et surtout française, fermée à toutes autres voies que ces femmes auraient choisies. Je ne me retrouve pas dans une vision du féminisme fermée, où les femmes du Sud devraient suivre l’exemple des occidentales.

Quel regard portez-vous alors sur la France ?

En France, il y a une crispation au sujet de l’Islam et des musulmans en général. Depuis le début des années 1990, on assiste à un débat hystérique focalisé sur le choix vestimentaire des femmes musulmanes, et notamment sur le port du foulard. Ce débat a été exacerbé par la montée de l’extrême-droite et par les attentats terroristes, pour aboutir à l’adoption de la loi du 15 mars 2004 qui a, à mon sens, violé le vrai sens de la laïcité instaurée par la loi de 1905. Cette dernière garantie la liberté de culte pour tous les citoyens, que ce soit dans l’espace privé ou public, et impose la neutralité à l’Etat, et non pas aux citoyens et citoyennes. Or la loi de 2004 restreint la liberté individuelle des citoyennes françaises de confession musulmane, et les prive dans certains cas de leur droit à la scolarité, les poussant ainsi vers le communautarisme et le repli sur soi. En plus, la commission Stasi qui a préparé cette loi s’est permise de donner des qualifications à une pratique religieuse islamique en qualifiant le foulard de « signe religieux », alors qu’il s’agit là d’une recommandation de décence, qui s’inscrit plutôt dans une démarche spirituelle individuelle. Plus que cela, la commission a associé ce qu’elle a nommé « la main de Fatma » à un signe religieux, ce qui est tout à fait faux, puisque ce bijou (qu’on appelle khmissa) représentant la main est généralement porté par des personnes superstitieuses pour conjurer le mauvais œil. Or, la religion musulmane est foncièrement contre le fétichisme. Et juste pour l’anecdote, l’appellation « main de Fatma » a une connotation négative chez nous car elle renvoie à l’époque coloniale, lorsque les colons appelaient indifféremment et de manière méprisante toutes les femmes maghrébines « Fatma » et les hommes « Mohamed » !

J’ai été élevée dans la culture française en plus de la culture arabe, j’ai fait mes études supérieures en France, j’ai collaboré et publié avec des universités françaises, mais je trouve dommageable cette fermeture d’esprit qui domine un peu partout en France de nos jours.

Interview par Aloïs Aguettant

Aïcha El Hajjami est juriste. Elle a été professeure dans les facultés de Droit de Fès et de Marrakech, département de Droit Public (de 1977 à 2005). Consultante auprès d’organismes scientifiques nationaux et internationaux, elle poursuit ses recherches dans le domaine des droits des femmes, la question du genre, le droit de la famille, la participation politique, la condition juridique et politique des femmes en Islam. Elle encadre des d’ateliers de formation dans le domaine des droits des femmes. Aïcha El Hajjami a participé à l’enquête nationale sur: “Dix ans d’application du Code de la famille : Quels changements dans les perceptions, les attitudes et les comportements des marocains et des marocaines?” ( 2017). Elle a coordonné le rapport d’une enquête nationale sur la Qiwamah ou autorité de l’époux face aux mutations sociétales, commanditée par la Rabita Mohammedia des Oulémas du Maroc et ONU-Femmes (2017-2018).