En faisant le lien entre domination des hommes sur les femmes et des humains sur la nature, l’écoféminisme se révèle être un outil pour comprendre les différentes formes d’oppression. Eclairage.
Par Yousra Larbi-Alami
A la rentrée 2021, la primaire écologiste a fait émerger un concept peu habitué à circuler sur les plateaux de télévision : « l’écoféminisme. » Tout au long de la campagne, la candidate Sandrine Rousseau (qualifiée au second tour) s’est ouvertement revendiquée de ce mouvement, tout comme l’ancienne ministre Delphine Batho. Un certain nombre de médias semblaient même le découvrir. Pour la juriste Marine Calmet, spécialiste en droit de l’environnement et des peuples autochtones, « C’est bien la preuve que les médias traditionnels n’arrivent pas à saisir l’ampleur des grands débats de société que sont la lutte contre les violences policières, les violences raciales ou encore la domination des femmes. »
Un mouvement aux facettes multiples
Ce mouvement remonte en effet aux années 1970, où sa pensée commence à être formulée par Françoise d’Eaubonne. En 1974, cette militante et femme de lettre publie « Le féminisme ou la mort » , en référence à « L’utopisme ou la mort » de René Dumont, agronome et premier homme politique français à s’être présenté sous l’étiquette écologiste à l’élection présidentielle. L’écoféminisme commence à prendre forme avant même d’être nommé comme tel, présenté par Françoise d’Eaubonne comme un « nouvel humanisme » qui, par l’émancipation des femmes de la domination masculine, permettrait de protéger les ressources terrestres.
L’écoféminisme est de facto un mouvement aux multiples facettes, étant donné qu’il n’y a pas « une femme » mais « des femmes », avec des généalogies , histoires et communautés de destins différents. L’écoféminisme décolonial de Vandana Shiva, militante féministe indienne, lutte pour la défense de l’agriculture paysanne contre les firmes agro-alimentaires, accusées de fragiliser les femmes, tant d’un point de vue social que biologique. Tandis que dans les années 80, l’écoféminisme des camps anti nucléaires aux Etats Unis et en Grande Bretagne, prenait la forme de parades festives ou de « die in » (forme de manifestation dans laquelle les participants simulent la mort) en s’armant de la théâtralisation pour la lutte. Autant de moyens de se réapproprier la joie et l’espoir dans une décennie incertaine qui émergeait confusément entre le choc pétrolier de 1974 et le début de la récession. « Aujourd’hui, en Amérique du Sud, des femmes amérindiennes engagées contre l’extractivisme souhaitent relier ce combat écologiste à la lutte féministe plus globale », indique la philosophe Catherine Larrère.
Lutte contre l’héritage de la modernité
Contre quoi lutte l’écoféminisme ? Dans la pensée de ce mouvement, les racines des dominations systématiques actuelles sont à chercher aux origines du concept philosophique de modernité. « La modernité a comme pierre angulaire la séparation philosophique entre homme et nature, souligne Catherine Larrère. Une scission contre laquelle lutte le mouvement écoféministe. » C’est ce qui ressort dans les textes des philosophes et penseurs au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Dans son Discours de la méthode publié en 1637, Descartes invite ses contemporains à se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » On passe alors d’une vision organiciste où hommes et natures vivent dans une certaine symbiose, à une vision dualiste fondée sur un rapport de domination.
Dans cette perspective, les femmes comme la nature relèvent alors de l’altérité. La philosophe et féministe australienne Val Plumwood (1939-2008) a analysé cette division inhérente à la modernité dans un article republié en 2015 dans les Cahiers du genre, intitulé « La nature, le moi et le genre : féminisme, philosophie environnementale et critique du rationalisme. » Cette opposition est pour elle synonyme d’une fragmentation, à la fois entre nature et culture, mais aussi entre rationalité et émotion. Dans l’empire de la rationalité, les femmes sont « les autres de la raison » tout comme « l’esclave, l’animal et le barbare. »
La philosophe écoféministe et historienne des sciences américaine Carolyn Merchant remarque que le vocabulaire utilisé par les philosophes Francis Bacon ou David Hume dans leurs écrits dessinent les prémisses du capitalisme moderne. En effet, les mots employés sont empreints d’une volonté de conquête et d’assujettissement de la nature, de l’idée de « terre vierge » à celle de « pénétrer les terres. » Sous-entendu : une terre est vierge de vie avant que la présence humaine n’y pénètre. A l’instar de la nature, dans de nombreuses sociétés, les femmes ne sont des sujets dans l’imaginaire collectif que par leur affiliation à un homme.
Val Plumwood souligne cet excès de la raison moderne par le concept d’hybris (démesure), qu’elle emprunte aux Grecs. Et prend l’exemple du drame de Fukushima qui illustrerait à la fois la déconnexion totale des hommes à la nature, mais aussi le rôle actif des femmes qui, au milieu du drame, ont répondu présentes pour prodiguer tous les soins nécessaires, avec les traumatismes psychologiques et physiques que cela pouvait comporter. Elles rentrent ainsi dans une éthique du care (ou éthique de la sollicitude). « Cette conception met au centre le soin envers les hommes et la nature et permet aux personnes qui la pratiquent de se solidariser avec l’environnement. » explicite Catherine Larrère. Mais en retour, cette approche de l’écoféminisme est parfois accusée d’essentialisme, en réduisant les femmes au soin et à l’attention aux autres. « Ce ne sont pas les femmes qui sont trop naturelles, répond Catherine Larrère, ce sont les hommes qui se sont coupés de la nature et qui la refusent. »
Observer tous les liens de domination
La juriste Marine Calmet se retrouve dans le lien effectué entre le combat écologiste et la question de l’oppression des femmes, au cœur de l’écoféminisme. « Il y a des rapports évidents entre l’évolution de la reconnaissance des peuples autochtones, des esclaves, et plus tardivement l’émancipation des femmes de la tutelle maritale, avec la reconnaissance actuelle de la domination des hommes sur la nature. Le mouvement écoféministe a eu l’intelligence de voir plus loin. »
Cette approche totale est notamment portée dans les pays du sud. « Aux dominations des femmes et de la nature s’y ajoute une troisième, économique et sociale, post-coloniale, explique Catherine Larrère. Nombre de ces pays sont assujettis à des impératifs de rendements auxquels il se plient sans tenir compte de l’environnement, car cela va de leur survie. En Inde, la révolution verte illustre bien cette triple domination. » Politique agricole intensive, celle-ci a été mise en place après l’indépendance de 1947, alors qu’une famine s’abat sur le pays, après plus de 200 ans de colonisation britannique. Pour plusieurs penseurs écoféministes, cette politique agricole aurait ainsi confisqué le corps des femmes à des fins natalistes. La physicienne indienne Vandana Shiva souligne ainsi combien la reproduction est essentielle pour faire perpétuer ces systèmes intensifs. Les femmes dévouées à l’agriculture artisanale et fermière se trouvent dès lors fortement précarisées devant les géants de l’agroalimentaire.
Viol et écocide
L’oppression du corps féminin est donc au cœur de l’écoféminisme. Marine Calmet fait de son côté le lien entre la poursuite des écocides et la question du viol. « Pendant longtemps on a pensé que violer une femme n’était pas si grave. De la même façon, on a impunément violé la nature. Les combats menés par les féministes dans les années 1970/1980 pour criminaliser le viol rejoignent ceux d’aujourd’hui pour la reconnaissance de l’écocide. Comme pour le viol, la prise de conscience de l’écocide sera, je pense, progressive. »
En construisant des passerelles entre de nombreuses formes d’oppression et de domination, l’écoféminisme cherche ainsi à s’imposer comme une nouvelle forme de convergence des luttes.
Texte : Yousra Larbi-Alami