« La monnaie est un bulletin de vote » : le projet Tera expliqué par Vincent Dupuy

Depuis six ans, le projet Tera se développe à Tournon-d’Agenais, dans le Lot-et-Garonne, un lieu classé « zone rurale à revitaliser ». Son objectif ? Créer un « écosystème coopératif » qui relocaliserait la production grâce à une monnaie locale et un revenu de base. Rencontre avec Vincent Dupuy, salarié du projet.

Paiement avec un billet de 20 Abeilles, monnaie locale lancée en 2010 (©Tera)

Par Flora Granchette

Après la visite de soixante éco-lieux dans toute la France, c’est dans le Lot-et-Garonne, à Tournon-d’Agenais (l’un des « Plus beaux villages de France »), que Tera s’est installé en 2015. Encore en phase expérimentale, ce projet de développement territoriale, initié par Frédéric Bosquet, vise à créer un éco-village pour relocaliser la production (à travers par exemple la permaculture), en se basant sur une monnaie locale, l’Abeille. Celle-ci est accessible sous forme de coupons-billets et via une application smartphone. Elle s’appuie également sur un revenu d’autonomie, reversé aux habitants du bassin de vie, leur permettant de combler tous leurs besoins vitaux. Après six ans d’existence, l’écosystème Tera est un projet bien rodé, avec ses six structures juridiques. Depuis 2015, plus de soixante personnes se sont déjà installées près du site de Tournon-d’Agenais pour y participer.

Comment vous êtes-vous intéressé à Téra ? Quelles sont vos occupations au sein du projet ?


Vincent Dupuy :
C’est vraiment mon installation à Lacapelle-Cabanac (Lot) à partir de 2014, et mon emploi à la mairie, qui m’ont conduit à m’intéresser de plus en plus aux questions écologiques. Le conseil municipal avait plusieurs projets écologiques, dont deux étaient déjà réalisés avant que j’arrive. J’ai découvert Tera en 2019, à l’occasion d’une plantation d’arbre sur l’éco hameau de Lacapelle-Cabanac. Il y avait notamment Virginie Alix, responsable de la monnaie locale à Tera, avec qui j’ai parlé durant plusieurs heures. Au début, je me suis engagé sur mon temps libre : les soirées ou les weekends. Je faisais des petites choses. Et puis en 2020, j’ai commencé à travailler à mi-temps pour Tera, en gestion administrative et juridique. Je fais aussi partie du bureau de l’écosystème, où l’on s’occupe de tous les soucis qui n’ont pas pu être réglés par l’une des six structures.

Pourquoi ce choix de la monnaie locale ? A quelle échelle est-elle utilisée ?


V.D :
Aujourd’hui, ce qui se retrouve bien financé sur les marchés financiers, ce sont les activités qui détruisent les humains et la nature. On a aucune idée de l’usage de notre argent dans l’économie : l’argent n’a pas d’odeur. L’Abeille est ainsi la première monnaie locale apparue en France en 2010 et la seule en train de passer d’un statut d’association à celui d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), un type de société dans lequel il est possible d’investir dans des activités écologiques et proches de chez nous. En payant en Abeilles, on sait d’où vient notre argent. Comme d’autres monnaies locales, elle ne se construit pas en opposition au système actuel, mais en tant qu’alternative. On pourrait imaginer une forêt dans laquelle il y a plusieurs espèces d’arbres. Si une espèce tombe malade, il reste les autres. Par contre, dans le cas des monocultures, si le blé tombe malade, il n’y a plus rien du tout. C’est un peu la même chose pour les monnaies. Si il n’y a que l’euro dans un pays et qu’il ne vaut plus rien à la suite d’une crise financière, alors plus personne n’a de moyen d’échange et tout le monde se retrouve coincé. C’est là que la monnaie locale entre en jeu. L’Abeille adopte une charte écologique. On ne va faire entrer dans le réseau que des entreprises ou des particuliers dont le siège social ou l’habitation se situe dans un périmètre géographique très limité. Elle a en plus un taux de rotation très élevé, c’est-à-dire qu’elle change très vite de main.

Moment de convivialité au projet Tera (©Tera)

L’un des points importants du projet Tera est un revenu d’autonomie, supérieur d’un euro au seuil de pauvreté. Vous avez lancé un premier groupe test pour l’expérimenter. Quel était le profil des participants ? Quelles sont vos premières conclusions ?

V.D : Cinq personnes entre 25 et 35 ans ont été identifiées comme étant les plus productives en tant que maraicher, cuisinier, gestionnaire comptable. Ils ont tous créé leur entreprise individuelle. Tera s’engageait, pour soutenir la création de leur entreprise, à les payer à une certaine hauteur qui les mettait en sécurité. Une des leçons que l’on a tiré de cette première phases de test, c’est à quel point le revenu apportait de la sécurité. Tous savaient qu’ils touchaient un revenu mensuel suffisant pour vivre. En retour, quand ils allaient faire leurs courses chez un paysan bio par exemple, ils avaient vraiment l’impression de le soutenir en lui donnant des Abeilles. La monnaie doit être considérée comme un moyen de récompenser les gens. C’est un bulletin de vote : à chaque fois que vous donnez de l’argent ou de l’investissement à quelqu’un, vous l’encouragez à continuer ce qu’elle fait.

Quels sont vos principaux soutiens financiers ?


V.D : Les plus grosses aides viennent pour l’instant de fondations comme Zoein, Salvia et depuis quelques années, la Fondation de France. Cela nous permet d’avoir un gage de sérieux. L’Union européenne nous finance aussi, sur du fonctionnement, mais pas sur de l’investissement. Cela permet de payer certains salariés qui font des activités que les bénévoles ne peuvent pas assumer. Ce sont souvent des systèmes de subventions comparables aux dons, même si en échange on doit justifier ce que l’on réalise sur le site. Dans le cas de la Fondation de France ou de l’Union européenne, l’argent est débloqué à la fin, après la réalisation des projets. Le gros problème des fondations, c’est qu’elles ont un capital très important placé sur les marchés financiers. Elles en tirent un bénéfice, un surplus qu’elles vont mettre au service de l’intérêt général ou écologique. Mais on aimerait bien qu’elles investissent au lieu de donner. Nous avons aussi des investisseurs qui sont des particuliers, avec généralement quelques milliers d’euros de capital, qui vont nous permettre à court terme de réaliser les projets en attente de déblocage de fonds.

L’autonomie est-elle atteinte sur le site, notamment sur le plan électrique ?

V.D : Non, c’est encore en construction. Ce qui est bien fourni dans le réseau de monnaie locale, c’est la nourriture. Dans le domaine électrique, on est en train de discuter avec le fournisseur d’électricité Enercop qui se spécialise dans la production de photovoltaïques et éoliens. L’électricité ne se stocke pas, il faut l’utiliser directement. Le vendeur d’électricité essaye toujours d’équilibrer la balance entre consommation et production. Si on veut que les consommateurs payent en monnaie locale, il faut que le vendeur d’électricité sache quoi faire de cette monnaie. Or nous avons une coopérative de production d’électricité qui est en train de se créer près de Tournon-d’Agenais, à Lacapelle-Cabanac. Sur un même territoire qui utilise l’Abeille, il y a à la fois les consommateurs et les producteurs. Si Enercop reçoit des Abeilles, il saura donc tout de suite quoi en faire : les remettre aux producteurs. Nous arriverions ainsi à un triangle d’échanges complètement en monnaie locale.

Propos recueillis par Flora Granchette