Claude Faivre-Duboz, prêtre fidei donum, raconte dans “Humaniser la vie” (Karthala, 2017) quarante années de sa vie en Argentine auprès des pauvres. De retour en France en 2013, au moment de l’élection du Pape François, il découvre alors avec surprise un nouveau visage du Cardinal Bergoglio, qui opère un virage totalement inattendu. Nous lui avons demandé de présenter son parcours. Le groupe de Lyon l’a invité le 12 novembre dernier pour témoigner.
Nous étions une cinquantaine pour écouter son témoignage, le 12 novembre à Lyon, rencontre animée par Odile et Pierre Le Parlouer qui l’avaient invité, avec Nicole et Jean-Philippe qui avaient préparé avec eux son intervention.
Qui est Claude Faivre-Duboz ?
C’est un prêtre du diocèse de Rabat, né au Maroc, de parents francs-comtois installés au Maroc, très chaleureux et droits. Il est formé au séminaire à Rabat puis Lyon, ordonné en 1960, marqué par la guerre d’Algérie (« j’y ai rencontré des jeunes normaux et tous égaux »), et surtout par le Concile Vatican II (« l’Eglise a décidé de retrouver son âme »). Suite à l’appel du Concile, pour un mouvement d’échanges entre Eglises d’Europe et d’Amérique latine (Jean XXIII), Claude a demandé à partir en Argentine, afin de travailler dans le sens de l’option pour les plus pauvres. Il y séjourna de 1972 à 2008, et est revenu ensuite en banlieue lyonnaise.
Sa vision des Eglises Sud-Américaines
Il a découvert là-bas deux Eglises très différentes : une Eglise « forteresse », autocentrée, préoccupée seulement du culte, du spirituel et des problèmes ecclésiastiques, soucieuse de bonnes relations avec le pouvoir, et une Eglise des pauvres, très réceptive aux changements demandés par le Concile : elle met en pratique la pensée sociale de l’Eglise, avec l’option préférentielle pour les pauvres. Avec la théologie de la libération, il ne s’agit pas seulement d’aider les plus démunis, de vivre avec eux, mais d’agir avec eux sur les causes de leur misère (« il revient à l’Eglise de libérer les appauvris, d’éveiller les consciences, lutter à leur côté pour qu’ils se réapproprient leur dignité et se remettent debout. ») ; c’est celle qu’il choisit ! Et l’Amérique Latine est « une bonne terre où a bien germé la semence du Concile…Dieu s’est assis au milieu des pauvres… »
Pendant son ministère, il est « licencié » à deux reprises par l’évêque du moment, sans préavis et avec expulsion immédiate hors de leurs juridictions ; mais chaque fois il trouve un évêque « compatible » et accueillant (un de ceux-là « avoue que certains jours, il n’a pas de quoi acheter le journal »). Il fera même une journée de prison, suite à des contacts avec les syndicats et une intervention des autorités (rappelons qu’en Argentine, les militaires ont sévi, avec plus de 30000 disparus, et ont fait de nombreux « martyrs » (civils, prêtres,…)
Le parcours de Nelly
En 1985, Claude rencontre Nelly Evrard ; fille de mineur belge, marquée par le « voir, juger, agir » appris auprès de Joseph Cardjin prêtre fondateur de la JOC, et par une visite de Dom Helder Camara à l’université de Louvain (« si je donne du pain aux pauvres, je suis un saint ; si je demande pourquoi ils sont pauvres, je suis communiste ») ; religieuse des Filles de Marie de Pesche elle parvient à partir en Argentine en 1969 ; elle travaille et loge dans un bidonville près de Buenos Aires, capitale où ruisselle le luxe. Arrêtée avec ses consœurs, après interrogatoires et humiliations, elles sont libérées en rase campagne et de nuit ; la Congrégation les rapatrie et s’oppose à leur retour en Argentine. Dans la douleur, elle choisit l’Argentine, et y revient en laïque relevée de ses vœux.
Claude et Nelly : leur petite valise et leur grande histoire
Ils se rencontrent à Choële-Choel dans le Rio Negro en Patagonie. Tout concorde : leur approche, leurs parcours, leurs priorités. Ils opèreront en binôme et s’aideront mutuellement à aller plus loin dans leur engagement. « Ici, les personnes pauvres ne sortiront de leur situation marginale qu’en prenant en main leur propre destin, pain, logement, éducation. C’est à cela que nous voulons les aider (…) Les plus démunis retrouveront leur place réelle comme sujets et acteurs de leur propre promotion et croissance ». Ils décident de commencer par le logement, problème prioritaire avec 1 000 familles en logement indigne (2 mères célibataires dans un ancien WC de 2×2 m ; familles dans d’anciens box pour chevaux, avec des loyers importants,…). Ils s’investissent dans le programme Un techo para mi hermano, « un toit pour mon frère » lancé par l’évêque du diocèse, projet soutenu par des amis en Belgique, France et Maroc.
La démarche est assez simple, mais bien difficile à mettre en œuvre. Elle se base d’abord sur le respect des personnes dans le besoin, et exige une attitude d’écoute et de mise en situation pour “libérer leur parole “. Pour Claude et Nelly, ce sont deux ans d’échanges, de négociations, de confrontations, de formations, qui ont été nécessaires avant les premiers coups de pioche… donc beaucoup de patience et d’humilité. Faire “avec et ensemble” est une belle devise ! C’est à ce prix que l’on peut permettre à chacun de retrouver une vraie dignité. La pérennité des projets est à ce prix.
Nelly travaille avec la municipalité dans l’action sociale et solidaire: huit mois de préparatifs pour créer et souder, raccommoder les groupes de travail. En 1990, les 12 premières maisons sont construites de leurs propres mains par les 12 familles bénéficiaires dont un seul maçon qui a formé les autres. Claudio est déchargé de la paroisse pour s’occuper du programme sur le diocèse. Et sans oublier ce slogan « ne pas faire POUR mais AVEC ! » Après les premiers chantiers qui ont trainé en longueur mais ont prouvé que « les pauvres ont tout autant d’intelligence et de qualités humaines que les autres », la municipalité fournit trois ouvriers et le programme bénéficie de nombreuses contributions bénévoles et de compétences diverses.
En 2008, quand Claudio et Nelly, à 75 et 78 ans font leurs adieux pour Lyon, ils laissent derrière eux 500 familles qui habitent leur maison « modèle Techo », construites de leurs mains. Malheureusement Nelly est emportée par la maladie à l’automne 2014. Ils sont convaincus que ce qu’ils ont réalisé en Argentine est reproductible par tous, et partout dans le monde !
Le livre qu’ils ont coécrit « Humaniser la vie, 40 ans en Argentine » reprend les courriers qu’ils envoyaient régulièrement à leurs responsables, à leurs familles et amis. C’est un témoignage d’une double libération : celle de l’Eglise d’Amérique latine qui a suivi les recommandations du Concile, et celle de deux êtres humains qui ont mis en pratique l’option préférentielle pour les pauvres, dans leur chemin de vie personnel d’abord, commun ensuite.
Les échanges avec le groupe
- Le Pape François? Pour Claude, il a été nommé très (voire trop) jeune Provincial des jésuites, ce qui lui a donné un côté un peu trop autocrate. Il a évolué et vécu une conversion : il est vraiment « latino » pour une Eglise fidèle au Concile, avec une option pour les pauvres, une option pour les jeunes, une critique du système (la finance) qui déshumanise l’homme ; il porte une théologie du peuple de Dieu (cf.Vatican II), différente de la théologie de la libération ; il a quelque chose à dire au monde actuel qui l’écoute avec intérêt.
- L’Eglise d’Amérique latine actuelle? Il y a eu une marche arrière avec les nominations des évêques par Jean-Paul II et avec la condamnation de la théologie de la libération. Mais les rencontres de la Conférence des Evêques d’Amérique latine à Medellin, Puebla, St Domingue et Apecerida ont confirmé une orientation tirée du Concile qui légitime les communautés de base, la formation des laïcs par la Bible, et une place plus importante pour les femmes. A noter la forte progression des Eglises évangéliques soutenues par les Etats-Unis qui considèrent qu’ils ont un droit sur l’Amérique latine (doctrine Monroë), qui ont soutenu les dictatures et qui ont provoqué le départ des prêtres européens, au profit des missionnaires évangéliques (« bienheureux les riches.. »)
- L’Eglise de France? C’est encore une Eglise forteresse, endormie, qui a vu le départ de prêtres, de séminaristes et de nombreux laïcs. Peinant à se remettre vraiment en question suite au Concile, c’est celui-ci qu’elle a parfois remis en question, le confondant avec la grande révolution culturelle de l’Occident en mai 1968. Elle a beaucoup de mal à se transformer pour être audible dans le monde actuel, ce qui implique une réforme liturgique (symboles et mots compréhensibles), des petites communautés de base, d’être au service du monde sans recherche de pouvoir, d’éclairer la conscience morale au lieu d’imposer des codes moraux, bref l’abandon du cléricalisme ! Et c’est un véritable appel que lance Claude, tout imprégné de Vatican II et de l’objectif de faire « Royaume de Dieu », à nous réveiller et à nous remettre en route vers « une humanisation de la vie», comme il nous le rappelle.
La soirée s’est terminée par des échanges chaleureux autour d’un buffet partagé.
Jean-Paul Vuiart, du groupe des Amis de La Vie de Lyon