Lundi 3 juillet, Les Amis de La Vie ont accueilli au sein de leur université d’été le Colonel Hervé Pierre. Ce militaire qui a vécu les horreurs de la guerre témoigne sur sa façon de surmonter les traumatismes.
Pourquoi avez-vous voulu devenir militaire ?
Lors d’une conférence sur l’engagement, j’avais expliqué qu’on pouvait avoir des motifs pour s’engager dans la voie militaire qui étaient valables à un moment et qui ensuite se transformaient. Il y a des motifs pour s’engager dans l’armée, des motifs pour y rester et ce ne sont pas forcement les mêmes. J’ai grandi à l’étranger, j’avais une vision de la France qui était extérieure, assez symbolique. Lorsque je suis rentré en France à 12 ans, je n’avais plus qu’une seule idée : celle de repartir. Je rêvais d’aventure. En même temps, j’avais une vision très idéale de la France : ses Lumières, sa capacité à agir et à influencer, et je pensais que la vie militaire était ce qui conjuguait cette soif d’aventure et cette volonté de service. C’était mes raisons de base, puis elles se sont construites au cours de ma scolarité. J’ai passé mon bac, j’ai fais une classe préparatoire, j’ai préparé par Saint-Cyr. Ensuite, il y a les raisons pour rester : la fraternité d’arme (le goût de l’esprit de corps, du collectif, de l’action en commun) et le service (la certitude que l’action dans laquelle on est engagé a du sens et fait sens pour l’ensemble des concitoyens).
“Parfois, vous êtes face à des situations qui dépassent ce que votre imaginaire d’humain peut accepter.”
Vous avez vécu des massacres, comme en République centrafricaine, ou été témoin des horreurs de Daesh. Comment arrivez-vous à donner du sens à cet engagement aujourd’hui ?
L’espérance. C’est-à-dire que quels que soient les événements, il faut toujours imaginer une lumière au bout du tunnel, même dans les pires moments. Essayer de croire et d’espérer que ce sont des événements malheureux, mais qui ne remettent pas en cause une finalité qui est le but de votre mission. C’est la raison même de résister à tous les événements que vous traversez.
Quand vous êtes engagé en mission, vous faites face à trois types de traumatismes possibles. Le premier, c’est le fait de risquer votre vie et de voir vos camarades qui sont vos amis perdre la vie ou être blessés : c’est la zone de la mort. Un deuxième aspect est que vous êtes parfois conduits à donner la mort. L’injonction première, c’est : « Tu ne tueras point », donc ça reste une blessure profonde de conduire des opérations qui causent des pertes humaines chez l’adversaire, même si cet adversaire vous attaque, même si c’est Daesh. Il reste toujours un fond d’humanité. Il y a un troisième aspect, c’est ce que j’appelle une « incommensurable inhumanité de l’humanité ». C’est que parfois, vous êtes face à des situations qui dépassent ce que votre imaginaire d’humain peut accepter. Des enfants découpés vivants, des gens pendus par leurs entrailles, des femmes enceintes éventrées, des choses qui vous apparaissent comme étant d’une violence qui dépasse même le cadre du politique, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de sens en soi. Par ces actions, l’adversaire a quand même un objectif : il fait ça pour vous terroriser.
Dans des événements que j’ai vécu notamment à Bambari en République centrafricaine, où les massacreurs, entrés dans un quartier chrétien, ont bien fait exprès de d’abord blesser les gens à l’arme à feu, afin de pouvoir les tuer vifs à l’arme blanche. Quand vous êtes dans cette configuration, en tant qu’être humain, vous vous dites que c’est une violence qui n’a de loi que sa propre violence. Vous ne pouvez pas imaginer qu’il y a un but politique qui serait de massacrer les populations pour faire pression. Pourquoi les faire passer par tant de souffrances et tant d’horreur, en quelque sorte gratuites ? Il y a une sorte de trou noir, d’espace incompréhensible de la violence. La violence extrême, c’est cette violence qui s’autogénère, qui n’a pas d’autre but, d’autre origine qu’elle même.
“Une armée n’a de sens que le sens que lui donne le pays, le pouvoir politique.”
Serait-ce la foi qui vous permet de ne pas déshumaniser l’ennemi ?
Il y a eu récemment un film où on voit des enfants de Daesh qui ont six, huit, dix ans exécuter des gens à l’arme blanche, les égorger. Moi je suis persuadé que quelque soit le degré d’horreur, il reste toujours un fond d’humanité qui laisse percer une lueur d’espérance. Il ne faut surtout pas la perdre et évidemment ne pas rentrer dans un cycle mimétique. C’est-à-dire un cycle qui reviendrait à appliquer à l’autre ce qu’il fait. Évidemment, dit comme ça, en prenant des horreurs extrêmes comme point de repère, on se dit que ce n’est pas possible. Vous n’arrivez pas immédiatement à ces cas d’horreur, mais le simple fait d’avoir une posture de symétrie vis à vis de l’adversaire vous pousse à considérer que s’il se permet telle ou telle chose, vous pourriez vous l’autoriser. C’est une voie dans un engrenage qui potentiellement peut vous amener à ce type d’horreurs.
On a dans l’Histoire des cas de gens qui ont complètement dévissé, pété les plombs. Bien sûr, il y a l’exemple célèbre de la section américaine à My Lai pendant la Guerre du Vietnam, où le lieutenant a massacré la population. Je pense qu’à froid, ça nous semble aberrant, mais pris dans l’enchaînement de la violence mimétique, quand votre propre jugement est brouillé, vous n’êtes jamais à l’abri de rentrer dans cette spirale là. Pas forcement d’aller au bout, mais la moindre amorce de colère, de vengeance, de volonté de réciprocité, c’est déjà y rentrer. Or, paradoxalement, en tant que militaire on incarne ce pour quoi on est envoyé : les idéaux, les repères de notre culture, de notre manière de vivre, de ce pour quoi on fait communauté nationale. Ça nous oblige à respecter certaines choses et à garder ça comme point de repère. Une armée n’a de sens que le sens que lui donne le pays, le pouvoir politique.
Propos recueillis par Clémentine Bonnet