De sommets pour la Terre en COP pour le climat, le politique s’implique dans la lutte contre le changement climatique avec plus ou moins de succès. Peut-il encore amorcer la transition indispensable ? Eléments de réponse avec le climatologue Jean Jouzel, invité à Assise.
Par Grégoire Grossi
En 1987, la prestigieuse revue scientifique Nature publie une série d’articles qui exposent le lien entre la concentration dans l’air de gaz à effet de serre et le changement climatique. Leurs auteurs viennent de marquer un tournant dans l’approche des enjeux environnementaux. Aux côtés des glaciologues Claude Lorius et Dominique Raynaud, un discret Breton de 40 ans : le climatologue Jean Jouzel. Un an plus tard sera créé le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), dont Jean Jouzel sera le vice-président de 2002 à 2015, contribuant à ce que le politique s’empare pleinement de ces questions.
Depuis, les connaissances en matière de changement climatique ne cessent de se développer. Et les rapports du GIEC de se succéder, exposant des diagnostics scientifiques alarmants, à l’image des dernières prévisions publiées à l’été 2021. Ce sixième rapport insiste une fois encore sur l’irréversibilité de certains phénomènes, comme sur le rôle décisif des activités humaines dans ces bouleversements. L’urgence d’agir se fait à chaque fois plus pressante et le politique est mis face à ses responsabilités. Mais quels leviers celui-ci a-t-il encore à sa disposition ? Pourquoi son rôle est décisif ? Eléments de réponse avec Jean Jouzel.
Quels sont les points principaux à retenir du rapport du GIEC 2021 ?
Jean Jouzel : Le premier, c’est que le réchauffement climatique est attribué de façon certaine à l’activité humaine. L’impact de celle-ci est de mieux en mieux documenté et de façon plus complète. Mais il n’y a pas que la température. Ce changement climatique se manifeste aussi par l’accélération de la hausse du niveau de la mer ou par une intensité plus grave des canicules. Le climat actuel est celui qu’on avait anticipé il y a 30 ans. Ça, c’est un deuxième point important du rapport : la continuité. Les différents rapports du GIEC (six au total) ont anticipé de façon correcte ce qui se passe aujourd’hui. Avec le temps, il y a beaucoup plus de détails dans les projections, ce qui se traduit de façon concrète par la mise en place d’un atlas en ligne. Autre point important : l’observation plus précise et détaillée des phénomènes climatiques extrêmes et de leur intensification (inondations, cyclones, sécheresses et canicule par exemple). C’est à travers ces événements que l’on perçoit la réalité du changement climatique.
L’ accord de Paris, adopté en 2015, a été considéré comme un succès politique. Ses objectifs sont-ils toujours atteignables ?
J.J : Dans la forme initiale de la convention climat, telle que pensée en 1992 au Sommet de la Terre de Rio, l’idée était de stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre pour stabiliser le climat, mais sans objectif chiffré. L’accord de Paris a au contraire fait preuve de bon sens en définissant une température moyenne à ne pas dépasser sur le long terme (limiter à +2°C, voire 1,5°C le réchauffement climatique). L’approche actuelle du législateur revient à acter que ce réchauffement est inévitable et à se demander « comment fait-on pour que les jeunes d’aujourd’hui puissent s’y adapter, au moins pour l’essentiel ? » C’est là une décision politique, prise par la convention climat. Le rôle du GIEC n’est pas de décider, mais d’élaborer des diagnostics. Les gouvernements annoncent un objectif de neutralité carbone en 2050, mais on n’en prend pas le chemin… Au niveau mondial, il faudrait pour cela diminuer les émissions de 7 % par an.
J’entendais encore récemment un politique dire en substance « nous trouverons des solutions à ce moment-là. » Non ! Personne n’arrêtera l’élévation du niveau de la mer. Cette idée que l’on sera assez forts dans 30 ou 40 ans pour trouver des solutions est fausse. Ce n’est pas un jeu et personne n’arrêtera cette machine. Il faut maintenant accorder de la crédibilité à la communauté scientifique, ce qui n’a pas été fait il y a 30 ans.
Justement, en 33 ans d’existence, l’influence du GIEC a-t-elle changé ?
J.J : L’objectif du GIEC est de donner aux décideurs politiques des éléments pour qu’ils prennent des décisions. Par exemple, l’accord de Paris s’appuie effectivement sur les enseignements du 5e rapport du GIEC. L’objectif est atteint dans les textes adoptés à l’issue de la COP21. Le rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C (2018), commandé par la Conférence de Paris, défendait une neutralité carbone en 2050. 130 pays ont au final affiché un tel objectif. Quand elle voit la continuité entre ses diagnostics et les textes adoptés par le politique, la communauté scientifique se dit qu’elle n’a pas prêché dans le désert. Mais le problème, c’est qu’il y a ensuite un fossé entre les textes et les engagements réels.
L’Occident a-t-il une dette morale et juridique envers le monde au niveau écologique ?
J.J : Oui, je le pense. Mais c’est une dette sans retour, une dette que l’on ne peut pas rendre. Par contre, il faut aider les pays en développement à se développer sur un modèle sobre en carbone. Et non pas les « laisser polluer à leur tour », comme certains peuvent le défendre, ce qui augmentera encore les émissions de gaz à effet de serre. Les pays les plus riches doivent se mettre à tenir leurs engagements envers les pays en développement (100 milliards d’euros ont été promis pour la lutte contre le changement climatique). S’il est aidé, le continent africain pourrait se développer sur un modèle sobre en carbone, avec des possibilités dans l’éolien, le solaire, la biomasse, l’hydraulique. Et même, sur certaines énergies, plus facilement que d’autres continents.
Précisément, la demande d’une « justice climatique » dans les politiques menées est de plus en plus forte. Qu’entend-on par là ? Quelle forme peut-elle prendre ?
J.J : Certains pays sont plus vulnérables que d’autres au réchauffement climatique. Souvent, ce sont des pays qui ont peu contribué à l’augmentation de l’effet de serre. Dans certains d’entre eux, le climat actuel n’est pas favorable au développement. On peut considérer que les pays développés ont alors un devoir d’aide. Mais la justice climatique rejoint aussi la question des inégalités sociales, accrues par le changement climatique. Dans un avis pour le Conseil économique, social et environnemental (CESE), la juriste Agnès Michelot et moi-même avons soulevé l’idée que les couches moins aisées de la population vont subir davantage les conséquences du réchauffement climatique. Une canicule est difficile à vivre dans une grande métropole. Or, certaines personnes n’ont pas les moyens d’aller autre part . La justice climatique, c’est se demander comment faire pour que les plus pauvres ne soient pas touchés de plein fouet par le réchauffement climatique. Nous avons réalisé une proposition pour que toutes les mesures gouvernementales soient évaluées en fonction de leur impact sur les 20 % les plus pauvres. Il y a plusieurs pistes (comme l’isolation des logements), mais cela réclame des investissements.
Les mesures politiques nécessaires ont-elles la même efficacité au niveau européen, national, ou local ?
J.J : Toutes les échelles sont importantes. Au niveau national, le rôle du politique est de promulguer des lois et d’avoir des ambitions à l’international. Il y a la réalité de la vie de tous les jours, où les territoires, villes et collectivités peuvent agir. En matière de construction, d’urbanisme ou de mobilité, le politique local a même davantage de prise que l’État. Chacun a un rôle à jouer. De même entre les entreprises et les ONG : cela ne sert à rien d’opposer les niveaux, quand il s’agit de complémentarité. L’éducation est aussi cruciale. Il faut maintenant que tout le monde regarde dans la même direction. Au niveau des négociations pour la Convention climat, c’est l’Europe qui est la puissance négociatrice. Elle donne le tempo. Je ne crois pas que l’Europe puisse mener une politique climatique sans avoir une politique énergétique. Grosso modo, l’énergie, l’alimentation et l’agriculture représentent 90 à 95 % des émissions de gaz à effets de serre.
Vous militez avec le député européen Pierre Larrouturou pour la création d’une « banque du climat ». Qu’est-ce que c’est ?
J.J : Si on veut atteindre une neutralité carbone en 2050, il faudrait que chaque investissement d’aujourd’hui soit évalué par rapport à sa sobriété en carbone. Pour cela, on peut conclure un « green deal » efficace ou utiliser des instruments, comme une banque du climat. Laquelle va exister, je dirais presque « à cause de nous ». Car la banque européenne d’investissement (BEI) se présente pratiquement comme la banque européenne du climat. Mais de manière biaisée car pour le moment, une part importante de ses investissements ne sont pas marqués par le sceau de la lutte contre le réchauffement climatique. Il est impératif que cet outil soit autre chose que du « green washing » !
Le politique a-t-il pour vous intérêt à consulter les citoyens sur les questions environnementales ?
J.J : Bien sûr ! J’ai vécu la Convention Citoyenne pour le Climat de l’intérieur, c’était passionnant. Les propositions des citoyens sont vraiment cohérentes, ambitieuses et vont dans le bon sens. Elles n’ont pourtant pas été suffisamment prises en compte : seulement 20 % d’entre elles vont se retrouver dans la loi. Le politique a intérêt à consulter les citoyens, mais aussi à les écouter.
Propos recueillis par Grégoire Grossi