Lectrice de La Vie, Chahina Baret est venue à l’université d’été 2019 avec une soif de découverte qui fait partie de son identité, construite sur un brassage culturel revendiqué. Rencontre.
Née à Madagascar, Chahina Baret a également vécu sur l’île Maurice, sur l’île de la Réunion, en France, et retourne régulièrement en Inde où ont vécu ses grands-parents. Cette quinquagénaire mère de deux enfants a grandi dans un brassage culturel qu’elle est fière d’énumérer : pakistanais, malgache, swahili, français et indien. Le jour de notre interview, elle porte par dessus une robe grise une djellaba rayée qu’elle s’est offerte ici, à Rabat. Dans sa famille, curiosité et ouverture sont les mots d’ordres. Depuis l’enfance, son éducation est tournée vers les autres, et c’est ce qui a créé chez elle une forme d’hospitalité naturelle. « Tu manges halal, tu portes un boubou ou un sari, tu manges avec les doigts… Tout ça n’a pour moi aucune importance. Si j’invite un musulman chez moi je cuisinerai halal. Si j’invite un hindou, je ferai en sorte de lui servir un plat végétarien. Ce qui m’intéresse c’est de respecter l’autre dans ce qu’il est », confie Chahina avec enthousiasme. L’envie d’apprendre de l’autre et de le comprendre se lit d’ailleurs sur son visage.
Un laboratoire de laïcité
Lorsque sa famille quitte Madagascar pour l’île de la Réunion en 1975, le brassage est plus fort encore. Elle vit alors dans un département français, mais où l’on entend l’appel à la prière plusieurs fois par jour et où l’on voit des processions bouddhistes dans les rues. « Ça fait partie de notre réalité. On en parle, on le vit, il y a certes quelques conflits mais c’est un vrai laboratoire de laïcité où chacun peut s’épanouir pleinement dans ce qu’il est et dans ses multiples facettes. On coexiste réellement », raconte Chahina. Toute sa famille vit à la Réunion, et son retour sur l’île une fois par an lui prouve combien ses proches ne connaissent pas les tensions qu’elle peut ressentir en France métropolitaine. Chahina a grandi en essayant de ne pas être morcelée dans son identité multiple et de faire comprendre aux autres qu’elle pouvait être pleinement française sans renoncer à toutes ces facettes. « J’ai parfois du mal à voir qu’en France métropolitaine on fait des problèmes avec tout. Et pour une certaine partie de la population, être Français veut dire être assimilé, absorbé. Mais je ne veux pas être absorbée !Je veux rester moi-même, avec mon histoire, pleinement française. Et fière de l’être en plus !», s’exclame-t-elle en riant.
« Ne reste pas sur ta montagne »
Enseignante spécialisée dans des établissements catholiques, Chahina – elle-même catholique – s’est intéressée aux enfants en échec massif qui vivent un conflit lié à leur culture d’origine, empêchés d’apprendre. Elle a ensuite été appelée à d’autres responsabilités, comme à la direction de l’enseignement catholique dans l’Essonne. Aujourd’hui, elle accompagne et forme des personnes dans des congrégations religieuses, autour du dialogue interculturel et interreligieux, de la relation éducative et de la gestion des conflits. Elle a donc l’opportunité de se servir de l’éducation pour quitter petit à petit l’ethnocentrisme qui nous habite en tant qu’Occidentaux. « Si cette femme ne veut pas te serrer la main ce n’est pas parce qu’elle n’est pas polie, et si elle s’incline devant toi pour te dire bonjour c’est aussi fort que si elle te faisait la bise. Accepte que l’autre n’ait pas les mêmes codes et qu’on puisse s’expliquer là-dessus. L’espace de l’autre est sacré : au lieu de rester sur ta montagne, déchausse-toi et va sur la sienne. C’est une question de codes : il faut apprendre à décoder la langue de l’autre avant de la juger ou de l’interpréter », affirme Chahina.
Débattre pour développer son intériorité
Lorsqu’elle enseigne à des lycéens, Chahina en profite pour leur apprendre à débattre, car pour elle le débat est de l’ordre du développement de l’intériorité. « Avec mes classes de Seconde, c’était très “t’es pas de ma bande donc t’es pas mon pote.” Mais les adultes ne sont pas toujours mieux ! Je leur proposais qu’on débatte et qu’on apprenne à voir la part de vérité dans chaque avis. Je donnais des sujets très provocateurs, du style : Noël est-elle une fête commerciale ? Ceux qui sont pour, à droite, ceux qui sont contre, à gauche, ceux qui ne savent pas, au milieu. Mais vous argumentez. » se souvient Chahina. Petit à petit, ses élèves comprennent qu’ils peuvent bien s’entendre même s’ils ne sont pas d’accord, et ils apprennent à changer d’avis si l’autre a de bons arguments.
Un vivre-ensemble impossible en France ?
Pensive, Chahina énonce ses « forces intérieures ». La solidarité sans faille, qu’elle a reçue par son expérience en Inde ou à Madagascar. L’hospitalité, car pour elle recevoir les autres est un devoir incroyable. Et enfin la curiosité, reçue de par ses voyages. « J’avais beaucoup d’espoir sur le fait que le vivre ensemble était possible en France. Par moments, je souffre dans mes entrailles de voir à quel point c’est si dur de suivre les injonctions des uns sur les autres : “si tu veux vivre en France, il faut que tu acceptes ceci, il faut que tu renonces à cela…” Il y a toujours une suspicion, et ça me désole profondément. Là où je ne supporte plus, c’est quand on est trop dans l’enfermement, les certitudes qui rejettent l’autre. Je fuis ça, ça me fait peur. » Sa génération la déçoit quand elle se retrouve confrontée à des a priori et des préjugés qui sont assumés de plus en plus ouvertement, avec des jugements hautains et méprisants toujours ethnocentrés. « Ne nous plaçons pas en dominant-dominé par rapport aux habitants des autres pays, à essayer de convaincre ou d’avoir le dessus. Laissons-les faire leur travail de réflexion comme on a fait le nôtre. Ne soyons pas des donneurs de leçons en disant “c’est comme ça que vous devez faire.” Ce n’est pas en obligeant qui que ce soit que l’on pourra avancer. »
Texte et photo : Lisa Giroldini