“Les agences de santé doivent rendre leurs données accessibles pour éviter la désinformation”

À la suite de la table ronde sur le sujet « Quelle éthique du médicament ? » qui s’est déroulée mardi 3 juillet à l’Université d’été 2018, nous avons poursuivi la discussion avec les deux intervenants Joseph Emmerich et Olivier Maguet. Dialogue.

 

Joseph Emmerich (à gauche) et Olivier Maguet (à droite), après la conférence à l’Université d’Été 2018.

Joseph Emmerich (à gauche) est responsable de l’UF de Médecine Vasculaire Cardiologie du centre de diagnostic de l’Hôtel-Dieu et professeur de médecine vasculaire à l’université Paris Descartes. Il est également conseiller technique à la direction de la stratégie de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) et membre suppléant pour la France du CHMP (European Medicines Agency).

 

Olivier Maguet (à droite), consultant indépendant, est responsable depuis quatre ans de la campagne « Prix du médicament et systèmes de santé » au sein de l’ONG Médecins du Monde, contre l’envolée des prix de certains médicaments dits « innovants », efficaces mais très coûteux, en particulier ceux agissant contre certains cancers, l’hépatite C et des maladies rares. Il a été responsable de mission pour Médecins du Monde en Afghanistan de 2006 à 2013.

 

Mélissa Seyler : Quelles sont les orientations du gouvernement d’Edouard Philippe sur le sujet pharmaceutique ?

Olivier Maguet : En ce qui me concerne, je pourrai vous répondre le 11 juillet. Pourquoi ? Parce que se tient la veille, à Matignon, le Conseil Stratégique des Industries de Santé (CSIS) qui a lieu environ tous les trois ans. L’Etat et les industriels de ce secteur s’y rencontrent afin de déterminer les moyens pour soutenir la filière industrielle. C’est véritablement à ce moment-là que nous aurons les orientations du quinquennat sur la question du médicament. Mais si l’on s’en tient au domaine pharmaceutique, les premières orientations seront fixées dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale, qui sera examiné par les députés à partir de septembre.

M.S. : Et quelles sont vos attentes ?

O. M. : Du point de vue de Médecins du Monde, nous avons deux attentes. En terme de discours public, la première serait de sortir du mythe qui consiste à dire que tout va bien et que la situation est prise en main. En effet, en ce qui concerne la question de l’innovation thérapeutique qui se profile, il faudrait l’aborder sereinement sans tomber dans une vision idéaliste. Puis, en terme d’action, la deuxième attente serait de réunir les différents acteurs impliqués dans ce secteur : le gouvernement, les industriels, les professionnels de santé, les associations et les organisations comme la nôtre pour réfléchir sur le modèle actuel de production de l’innovation, mais aussi sur la place du public dans ce débat.

Joseph Emmerich : Pour ma part, ayant une double casquette de clinicien et de conseiller à l’ANSM, j’ai été frappé en arrivant dans le monde des agences sanitaires par la fracture qui existe parfois entre les cliniciens et les agences de l’Etat. Cependant puisque la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a également cette double casquette, j’ai l’espoir qu’elle réussira à réunir ces deux pôles. C’est en effet cette dichotomie entre le système des agences de l’Etat et celui des cliniciens appliquant la politique de santé qui explique en partie le désarroi des soignants, qui ont l’impression que les mesures prises sont trop éloignées des réalités quotidiennes.

Hugo Almoric : Peut-on agir pour que le secteur du médicament change et devienne plus vertueux ? Le citoyen a-t-il un rôle à jouer ?

O.M. :  Le plus important en politique, c’est de définir les termes du débat. Si l’on commence par faire cela, on pourra par la suite aborder des solutions et se questionner sur le pourquoi du comment. Il y a aussi nécessité de créer des espaces qui accueillent ces débats, comme Les Amis de La Vie le font ici. Mais il doit y en avoir plein d’autres, pas forcément de grandes conférences ou de longs discours mais plutôt des petits groupes où l’on puisse échanger en profondeur, sur la base d’évidences. En ce qui nous concerne, l’objectif est de multiplier des forums de discussion où les gens peuvent poser des questions, pour présenter sous un jour différent la question du médicament avec d’autres analyses.

Le second enjeu est de former le personnel politique et administratif français. Même si beaucoup de décideurs publics sont performants dans leur travail , je ne suis pas certain qu’ils soient vraiment au courant du problème qui se trame. La vraie nécessité est de mettre en lumière les écueils, si l’on y arrive, on pourra ensuite changer les choses.

Charles Schweizer : Le premier rôle citoyen à jouer serait donc avant tout de s’intéresser au sujet ?

O.M. : Oui. Il faut que le citoyen s’intéresse réellement au sujet pour le voir différemment, puis solliciter par la suite les autorités compétentes de sa région (son maire ou son député par exemple). Tout cela permet de créer un environnement propice au débat. Il faut donner à voir pour donner envie.

J.E. : Avec les moyens technologiques mis à sa disposition – notamment Internet – le citoyen peut s’informer très facilement aujourd’hui. Malheureusement, le débat est selon moi trop souvent pollué par les réseaux sociaux où les catégories des “sachants” et “non sachants” s’acharnent à débattre sur des questions pointues. Cela peut occulter les débats nécessaires ou entraîner de fausses polémiques. Cela ne se limite pas au débat sur la santé et il va falloir apprendre à gérer ça.

O.M. : L’information sur Internet n’est pas si accessible que ça… A titre d’exemple : le rapport de la commission des compte de la Sécurité Sociale qui fait environ 350 pages est disponible sur le net. Je doute que sa connaissance complète soit accessible par la majorité au vu du vocabulaire technique dont il est constitué. Il y a une étape intermédiaire en amont qui est la vulgarisation de l’information pour qu’elle ne soit pas déformée par les réseaux sociaux.

J.E. : On est entièrement d’accord. Il faut que les agences de santé rendent leurs données accessibles pour éviter que certains s’en emparent et les déforment avec un risque de désinformation.

Antoine Sipp : Est ce que vous pouvez justement revenir sur le rôle des pouvoirs publics qui régulent l’industrie de la santé ?

J.E. : Il faut bien comprendre que pour les nouveaux médicaments, les autorisations de mises sur le marché (AMM) ne se font désormais plus au niveau français mais au niveau européen. Et c’est une bonne chose parce que cela veut dire qu’on a 28 pays autour de la table. 28 pays avec des cultures et des approches différentes qui vont devoir donner une AMM à un nouveau médicament, se mettre d’accord, évaluer le rapport bénéfice-risque. Ça ne veut pas dire qu’on est forcément toujours d’accord. Souvent, l’AMM est obtenue par consensus mais dans d’autres cas on peut avoir un vote à la majorité. Ceci dit, une fois que l’AMM a été obtenue au niveau européen, elle s’impose sur l’ensemble du territoire européen. Je pense que c’est positif puisque cela veut dire que vous croisez les expertises de 28 pays et que vous évitez les biais d’une discussion restreinte à un seul. En terme de raisonnement sur la sécurité des médicaments et sur la pharmacovigilance, on a aussi un avis et une évaluation beaucoup plus globale.

Bien sûr, cela signifie aussi que les Etats laissent les prérogatives nationales s’effacer devant l’Europe. C’est vrai en partie pour les AMM, mais malheureusement ce n’est pas encore vrai sur les discussions de prix, qui se font encore au niveau national. Cela affaiblit la force que pourrait avoir l’Europe en tant que bloc face aux industriels pour discuter du prix. Peut-être que si demain l’Europe entière fixait le prix pour l’ensemble du territoire, cela serait un atout supplémentaire au bénéfice des patients pour avoir un coût négocié le plus juste possible ?

 

Propos recueillis par Hugo Almoric, Charles Schweizer, Mélissa Seyler et Antoine Sipp