A Brive, une journée avec les Gitans

25 novembre 2017, les Amis de la Vie de Corrèze organisent une journée “paroles de Manouches” centrée sur la venue d’Esméralda Romanez, Présidente de la “Fédération Européenne des Femmes Romani et Voyageuses”. Récit. 

  • Dépôt de gerbe devant la stèle rendant hommage aux femmes victimes de violences conjugales

Le 25 novembre les Amis de La Vie de Corrèze reçoivent des membres de la communauté gitane de Brive. Coïncidence. C’est aussi la journée officiellement dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, une cause défendue activement par Laurence et Fabienne. En fin de matinée, devant  la stèle qui rappelle le souvenir des femmes assassinées par leurs maris, leur “ex”, leurs compagnons, Laurence et Fabienne prennent la parole. Esméralda se joint à elles car la lutte contre ce fléau transcende les appartenances. Une gerbe de fleurs évoque le ruban blanc symbole international contre les violences commises à l’égard des femmes. Au milieu du feuillage, 123 pensées représentent les 123 victimes assassinées en 2016. Une minute de silence. Des prénoms sont égrenés.

L’après midi se déroule au lycée Bossuet, dans l’espace Pierre Ceyrac. La salle est vaste, haute de plafond, dans le style général de l’établissement, solide, imposant et accueillant. Sur les murs, peints à la gouache sans doute par les élèves, de très grands portraits de Geneviève Antonioz-De Gaulle, du Père Popieluszko, d’Edmond Michelet… Le temps d’installer les tables et les chaises, les participants arrivent. En premier lieu Esméralda Romanez, entourée de ses amis. C’est une grande et forte femme, brune aux yeux clairs, au regard direct, vif. Son visage aux traits marqués, sévères, s’illumine souvent d’un rire ou d’un sourire. Son allure est décidée, voire dansante avec sa longue jupe noire à volants bordés de jaune.  Son contact est facile, direct, et le geste chaleureux, le tutoiement spontané. Avec elle on va à l’essentiel. Sa présence et son autorité naturelle sont incontestables. C’est une rencontre que l’on n’oublie pas.

Une vie d’épreuves et d’enfermement

Ensuite les Manouches, venant de deux camps parmi ceux qui leur sont réservés par la ville de Brive. Une douzaine de personnes, la plupart en couple, et également un papa avec son jeune fils, très intéressé par tout ce qui se passe. Le groupe est visiblement très soudé et un peu sur la défensive. On propose des boissons, les femmes acceptent, les hommes préfèrent attendre : “plus tard…”. Comment vont se dérouler les ateliers prévus ? Il y a un moment de flottement. Esméralda demande que tout le monde puisse voir la vidéo de Vanessa Gilles : “Dosta” qu’on peut traduire par “Basta”. Cette proposition s’impose rapidement et bouscule toute l’organisation prévue. Cette vidéo, en noir et blanc, se concentre sur l’histoire et le visage d’une vieille femme tzigane, à la voix rauque et ferme. Elle raconte sa vie d’épreuves et d’enfermement et oppose à la devise républicaine “liberté, égalité, fraternité ” la trilogie gitane ” famille, honneur, respect”. A la lumière de son expérience, elle affirme que les mots de liberté et d’égalité sont des utopies difficilement réalisables. Une seule obligation, se respecter les uns les autres. Une valeur sûre : vivre l’instant présent, et si on le vit on ne peut être que dans le respect de l’autre. En surimpression des images d’arbres, de ciel, de chevaux. Des phrases et des poèmes écrits ponctuent le déroulé du récit. “J’ai un inquiétant courage à vivre ” s’inscrit en haut de l’écran.

A la fin de la projection, Esméralda reprend la parole pour affirmer que le peuple manouche, ou gitan, ou tzigane, ou rom a un drapeau, un hymne national “Gelem, Gelem” et une langue et qu’il est présent sur tous les continents. Puis, d’autorité, elle donne la parole aux femmes manouches, (« elles m’ont promis de prendre la parole”), remerciant au passage les maris de les laisser s’exprimer. Tour à tour, elles évoquent leur vie difficile, le terrain continuellement détrempé, les toilettes en nombre très insuffisant, comme les douches qui sont tellement étroites qu’il faut se déshabiller et s’habiller dehors. Il y a des rats : “on n’est pas dans les normes et pourtant les emplacements sont payants”. Les hommes prennent le relais. L’un d’eux explique qu’il a acheté un terrain, commencé les travaux mais la municipalité, sous la pression des voisins, a empêché l’accès au terrain.  Il n’aurait pas attendu les autorisations nécessaires avant de démarrer. Et le dossier s’enlise, on aboutit à rien. Le ton monte. Un autre intervient : “ça fait des mois qu’on demande un camion de gravillon pour assécher  le terrain du camp ! “. Plus tard seront abordés les problèmes de papiers d’identité, d’assurances, de prêts bancaires.

Un comité de soutien ?

“Il faut faire quelque chose ! intervient Esméralda. Nous connaissons un avocat, il est à Paris, mais ici il faut interpeler la mairie.” Et se tournant vers l’assemblée : “que comptez vous faire ? Il faut les aider, constituer un comité de soutien. ” Silence dans l’assemblée. Visiblement nous sympathisons, mais une décision collective, précise, demande un temps de réflexion.  Esméralda souligne ce silence, cette hésitation. C’est une militante d’une cause qui est toute sa vie. Elle réagit très vivement : “c’est toujours pareil, je ne comprends pas qu’on puisse se contenter d’écouter sans rien faire.” Et pour décompresser elle sort, avec ses amis,  fumer une cigarette dans la cour.

Pendant ce temps, on discute par petits groupes pour voir ce qu’on peut faire. Esméralda revient  et réalise que nous avons bougé. Elle prend acte et présente même des excuses  évoquant son tempérament de feu.

18 heures, c’est le moment de la conférence. Après les remerciements d’usage, Philippe explique qu’en lisant un article-interview paru dans la revue XXI, il a découvert  Esméralda, “une femme hors du commun”,  qui veut construire un pont entre les deux cultures, manouche et gadjée. Entourée et questionnée par Fabienne et Laurence, celle-ci va  détailler sa vie de combattante.

“Esmeralda mène un combat face à deux injustices : l’injustice faite à son peuple et l’injustice faite aux femmes.”

Elle évoque la figure de son père qui ne voulait pas qu’elle aille à l’école : ” si vous allez dans l’école des Gadjés, vous serez comme les Gadjés, vous perdrez les valeurs de chez nous”. Ce père avait vécu un périple infernal qui va marquer toute sa famille. Mobilisé en tant que Français en 1940, il est fait prisonnier et envoyé dans un stalag, mais à la différence de ses compagnons d’armes, il est “trié” et envoyé dans un camp d’extermination, Auschwitz. Libéré en 1945, il sera de nouveau interné, par les Français  cette fois ci, pour une année. “Ma mère me disait : n’embête pas ton père, il n’est jamais revenu de là-bas, il en a tellement vu qu’il n’accroche plus rien.” C’est à Auschwitz, qu’entre son futur beau-père qui avait déjà un fils et son père, s’est scellé un pacte : “si on se sort de là et que tu as une fille, on marie nos enfants”. C’est ainsi qu’Esméralda, née après la guerre, a été mariée à treize ans sur une promesse antérieure à sa naissance et s’est retrouvée mère à quatorze. “Je porte l’histoire de la guerre”, une histoire qu’elle n’a jamais acceptée.  Elle veut d’abord parler la langue des Gadjés  pour pouvoir un jour les interpeler : “pourquoi avez vous fait ça à mon père ?”. Elle veut aussi apprendre à lire et à écrire. Elle aura trois filles et quatre garçons, plus un enfant recueilli dans la rue et c’est avec eux qu’elle va entreprendre de maîtriser l’écriture et la lecture grâce à une institutrice touchée par sa volonté d’apprendre. C’est également grâce à la directrice d’une école d’infirmière qu’elle va décrocher son diplôme d’infirmière. Comme elle le dit :” je ne voulais pas que mon mari soit ma banque”.

Pour elle, la scolarisation est indispensable, pour les filles comme pour les garçons. Elle a élevé tous ses enfants de la même manière, chacun doit savoir “manier le balai comme la mécanique”. Elle pousse ses frères et sœurs à désobéir au père et à scolariser leurs enfants. Et il ne faut pas que les filles quittent le collège par peur de la mixité ou pour des mariages précoces. Quant à la transmission des valeurs et des savoir-faire, l’enfant apprend au milieu de sa famille, il apprend en imitant et ” tant qu’on vit en famille, ça marche très bien». Une inquiétude : la sédentarisation et la prolifération des écrans risquent de faire perdre cette façon de transmettre les traditions, les métiers.

Rechercher le bienvivre ensemble

Esméralda mène un combat face à deux injustices : l’injustice faite à son peuple et l’injustice faite aux femmes. Elle attendra la mort de son père pour divorcer et se remarier avec un homme qu’elle a choisi et qui la soutient dans son combat. Les femmes doivent prendre la parole, ne pas avoir comme seul but de “briquer la roulotte». Quant aux rapports avec les autres peuples, il faut rechercher le bien vivre ensemble. Les cultures sont faites pour s’enrichir les unes les autres. Autrefois, il y avait entre voyageurs et sédentaires du monde paysan beaucoup de points communs : l’importance de la famille, la vie sous le même toit de toutes les générations, les veillées, les traditions populaires,  et on voyait les familles tziganes revenir régulièrement partager travaux et distractions dans certaines campagne et des liens d’amitié se créaient. Aujourd’hui, même si ce monde n’existe plus, les liens doivent se maintenir.  Mais si la société manouche reste forte grâce à la solidité de ses réseaux familiaux, elle est démunie face aux sociétés dans lesquelles elle vit. Elle manque de représentants issus de la communauté pour la défendre. Esméralda avoue se sentir seule comme porte-parole de la communauté  et c’est donc pour cela qu’elle fait appel aux Gadjés. Pour sa communauté elle ne cherche pas des porte-paroles, mais des soutiens.”On doit communiquer, on doit s’entraider”.

Si son indépendance et son franc-parlé est parfois mal vu dans sa communauté, elle revendique haut et fort les valeurs manouches. L’honneur qui veut dire ne pas faire n’importe quoi, ne pas salir sa famille, ne pas faire de mal aux autres. Et c’est surtout la famille qui demeure  essentielle : “il est impensable de se séparer des vieux, de les envoyer en maison de retraite, de les laisser vieillir et mourir sans qu’ils soient entourés par l’affection des leurs.” Et puis il y a toujours ce goût pour le voyage, l’espace, l’impossibilité de vivre dans tout ce qui est clôturé, fermé. “Évoluer ce n’est pas trahir”,  c’est le sens de son engagement.

La soirée s’est magnifiquement  terminée par un concert de jazz manouche. Gaël Rouilhac et Yann Le Bleis ont interprété avec nuance et virtuosité les créations du grand Django Reinhard : “Troublant boléro”, “Nuit de Saint Germain des Près”, “Nuages”…

 

Madie et Monique, Amies de La Vie en Corrèze
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