« Les nations mieux pourvues sont tenues d’accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de sécurité et des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine. » Ces propos vigoureux rapportés par Christian Mellon, jésuite, sont tirés mots pour mots de la doctrine sociale de l’Eglise.
Invité à l’assemblée générale des Amis de La Vie, le 2 avril 2016, il a conclu un échange avec la rédaction sur les reportages sur Calais publiés chaque semaine dans La Vie.
L’Eglise ne prétend pas qu’on peut déduire de la Bible des conclusions politiques, mais éthiques : « Il est juste que l’Eglise puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sur la société, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Evangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations » (Gaudium et Spes, 76, 5).
C’est la raison pour laquelle l’Eglise a une « doctrine sociale ».
La dignité de la personne humaine
Le premier de ces principes : la dignité de toute personne humaine doit être respectée inconditionnellement. Elle ne dépend ni de sa nationalité, ni de son sexe, ni de sa couleur de peau, ni de sa religion. Les textes de l’Eglise ne cessent de mettre en garde contre le racisme et toutes les idéologies xénophobes.
C’est sur ce principe que s’appuie Jean Paul II, lorsqu’il expose, en 1996, ce que doit être l’attitude des catholiques envers les « sans papiers » : « La situation d’irrégularité légale n’autorise pas à négliger la dignité du migrant, qui possède des droits inaliénables, qui ne peuvent être ni violés ni ignorés… L’Eglise est le lieu où les immigrés en situation illégale eux aussi sont reconnus et accueillis comme des frères. Les différents diocèses ont le devoir de se mobiliser pour que ces personnes, contraintes à vivre en dehors de la protection de la société civile, trouvent un sentiment de fraternité dans la communauté chrétienne. La solidarité est une prise de responsabilité à l’égard de ceux qui sont en difficulté. Pour le chrétien, le migrant n’est pas simplement un individu à respecter selon des normes fixées par la loi, mais une personne dont la présence l’interpelle et dont les besoins deviennent un engagement dont il est responsable. « Qu’as-tu fait de ton frère? » (cf. Gn 4, 9). La réponse ne doit pas être donnée dans les limites imposées par la loi, mais dans l’optique de la solidarité. » (Message pour la Journée Mondiale des Migrants, 1996).
La destination universelle des biens
Un important principe de la doctrine sociale de l’Eglise a été ainsi formulé par le Concile Vatican II : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, de sorte que les biens de la Création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité » (GS 69).
Tout homme a donc le droit non seulement de vivre en sécurité (ce qui fonde le droit d’asile) mais aussi de disposer des ressources lui permettant de vivre dignement. Au nom du principe de « destination universelle des biens », si ces « ressources vitales » ne sont pas disponibles chez lui, il a le droit d’aller les chercher ailleurs ; ce n’est pas une faveur, c’est un droit. Cela crée, pour les nations riches, un véritable devoir d’accueil, ainsi formulé dans l’article 2241 du catéchisme de l’Eglise catholique : « Les nations mieux pourvues sont tenues d’accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de sécurité et des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine ».
Ce devoir d’accueil semble parfois entrer en tension avec un autre principe, également reconnu par la doctrine catholique, celui du respect de la souveraineté de l’Etat. Mais, pour l’Eglise, ces deux principes ne sont pas sur le même plan : le premier doit prévaloir sur le second, car, comme le dit Mgr Luis Morales Reyes, président de la conférence épiscopale du Mexique, « le don de la terre à l’homme, la destinée universelle des biens par désir du Créateur et la solidarité humaine sont antérieures aux droits des Etats ». Par conséquent, « les Etats et leurs lois légitimes de protection des frontières seront toujours un droit postérieur et secondaire par rapport au droit des personnes et des familles à la subsistance » (Message du 15 nov 2002, cité dans B. Fontaine, Les Eglises, les migrants et les réfugiés, Editions de l’Atelier, 2006, p. 19).
Bien entendu, l’Eglise est bien consciente du fait que le manque de « ressources vitales » dans bien des pays relève de causes auxquelles il faut porter remède, afin que soit respecté le premier droit, « le droit de ne pas avoir à migrer ». C’est là un thème constamment évoqué dans ses déclarations, rejoignant tout son enseignement sur le développement, la paix, la justice internationale, la bonne gouvernance, le respect des droits de l’homme, etc. Ainsi, le pape François demande que chaque pays fasse un effort « pour créer de meilleures conditions économiques et sociales chez lui, de sorte que l’émigration ne soit pas l’unique option pour celui qui cherche paix, justice, sécurité, et plein respect de la dignité humaine. Créer des possibilités d’embauche dans les économies locales évitera en outre la séparation des familles et garantira les conditions de stabilité et de sérénité, à chacun et aux collectivités » (message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié 2014).
Le bien commun : quelle extension ?
L’affirmation du droit de tout homme à aller chercher des « ressources vitales » dans « les nations mieux pourvues », s’il n’en dispose pas chez lui, concerne les situations où la migration est une question de survie. Dans les autres cas, la doctrine catholique reconnaît aux Etats le droit de réglementer l’accès à leur territoire, mais seulement à titre d’exception au principe général, qui est la liberté de se déplacer et même de « se fixer » à l’étranger. C’est ce que soulignait Jean XXIII en 1963 : « Tout homme a le droit…, moyennant des motifs valables, de se rendre à l’étranger et de s’y fixer. Jamais l’appartenance à telle ou telle communauté politique ne saurait empêcher qui que ce soit d’être membre de la famille, citoyen de la communauté universelle où tous les hommes sont rassemblés par des liens communs » (Pacem in terris, 25). Paul VI considère que cette liberté est un droit de la personne humaine : « Les autorités publiques nieraient injustement un droit de la personne humaine si elles s’opposaient à l’émigration ou à l’immigration… à moins que cela soit exigé par des motifs graves et objectivement fondés, relevant du bien commun » Pastoralis migratorum cura, La documentation catholique, 1970, n°1555, pp 58-72.
Ainsi, aux yeux de l’Eglise, seule la considération du « bien commun », notion centrale dans sa doctrine sociale, peut légitimer des mesures restreignant la liberté de migrer. Cette notion, quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, ne saurait inclure des intérêts catégoriels, ni même exclusivement nationaux. En effet, les textes de l’Eglise, depuis les années 60, ne mentionnent presque jamais le « bien commun » sans lui accoler l’adjectif « universel ». Si les autorités politiques d’un pays ont le droit et le devoir de rechercher le bien commun de leurs concitoyens, ils ne peuvent le faire sans tenir compte du «bien commun de l’humanité ». C’est un point essentiel de l’enseignement de Jean Paul II, par exemple dans son message du 1 janvier 2000 : « La poursuite du bien commun d’une communauté politique particulière ne peut être opposée au bien commun de l’humanité » . Benoît XVI le confirme dans Caritas in veritate : « Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur doivent assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des Nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la cité sans frontières de Dieu » (Caritas in Veritate 7). En matière de politique migratoire, comme d’ailleurs en d’autres domaines, la prise en considération du « bien commun universel » peut amener un chrétien à préconiser des mesures qui semblent contraires à ce que semble exiger le bien commun de son pays.
Il serait donc souhaitable, aux yeux de l’Eglise, que les régulations des migrations ne soient plus laissées à chaque Etat, mais fasse l’objet (un peu comme la COP 21 pour le réchauffement climatique) d’une vaste négociation mondiale.
Le droit de vivre en famille
On sait l’attachement de l’Eglise catholique à la famille. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle ne cesse de défendre le droit de toute personne à vivre en famille, particulièrement lorsque l’exercice de ce droit est menacé par des mesures rendant difficile le regroupement familial. C’est notamment l’un des points abordés dans la lettre adressée au Premier ministre, le 25 avril 2006, par les responsables des Eglises catholique, protestantes et orthodoxe de France : « Nous attachons une attention toute particulière au respect du droit à la vie privée et familiale. Guidées principalement par le souci d’éviter les fraudes, les mesures contenues dans le projet de loi auraient pour conséquences, si elles sont adoptées, de fragiliser ou de retarder le regroupement de familles étrangères ou de couples mixtes, et de laisser des familles entières dans une longue incertitude quant à leur possibilité de s’établir durablement en France. »[1]
L’intégration
Les autorités ecclésiales ne limitent pas leur intérêt aux questions touchant la mobilité et l’accueil. Elles abordent aussi divers points concernant le « vivre ensemble » de populations ayant des origines culturelles diverses. Sur ce sujet, qui concerne non seulement les migrants stricto sensu, mais aussi leurs descendants, les textes de l’Eglise sont clairs : ni assimilation, ni communautarisme. Jean Paul II le dit fermement dans un de ses derniers messages: « Dans nos sociétés touchées par le phénomène global de la migration (…) il est en effet nécessaire de reconnaître la légitime pluralité des cultures présentes dans un pays, sauvegardant la protection de l’ordre dont dépend la paix sociale et la liberté des citoyens. On doit exclure aussi bien les modèles fondés sur l’assimilation, qui tendent à faire de celui qui est différent une copie de soi-même, que les modèles de marginalisation des immigrés, comportant des attitudes qui peuvent aller jusqu’au choix de l’apartheid. La voie à parcourir est celle de l’intégration authentique » (message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 2005). Notons bien que, selon cet objectif d’intégration, le respect des différences n’est pas illimité, puisque le pape précise bien que les différences à respecter sont celles qui ne mettent pas en danger la « paix sociale » et la « liberté des citoyens ». Le catéchisme (article 2241) dit la même chose sur un registre plus juridique : « Les autorités politiques peuvent, en vue du bien commun dont elles ont la charge, subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption ».
Pour une « culture de la rencontre »
Les autorités ecclésiales, quand elles s’expriment sur la scène publique en ces matières, sont très conscientes des réticences, voire des oppositions, qu’elles suscitent jusque parmi les plus « fidèles ». Jean Paul II s’interrogeait ainsi, dans son message de 1996 : « Le problème est de savoir comment associer à cette œuvre de solidarité les communautés chrétiennes souvent gagnées par une opinion publique parfois hostile envers les immigrés ». Il y apportait sa propre réponse : « Lorsque la compréhension du problème est conditionnée par les préjugés et des attitudes xénophobes, l’Eglise ne doit pas manquer de faire entendre la voix de la fraternité, en l’accompagnant de gestes qui attestent du primat de la charité ». Tout récemment, le pape François affirme la nécessité d’un « changement d’attitude envers les migrants … le passage d’une attitude de défense et de peur, de désintérêt ou de marginalisation – qui, en fin de compte, correspond à la « culture du rejet » – à une attitude qui ait comme base la « culture de la rencontre », seule capable de construire un monde plus juste et fraternel, un monde meilleur » (message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 2014).
Ce travail de conversion – d’une « culture du rejet » à une « culture de la rencontre » – cette résistance à la « mondialisation de l’indifférence » (expression du pape François dans son homélie à Lampedusa, en juillet 2013), l’Eglise entend y prendre sa part, d’abord en rappelant, à temps et à contre temps, l’invitation évangélique à « accueillir l’étranger » (Mt 25, 35), mais aussi en oeuvrant avec d’autres à faire « œuvre de vérité » en ce domaine, car les idéologies du rejet s’abritent derrière beaucoup d’idées fausses et d’ignorance des faits. Il lui revient notamment, en s’appuyant sur le savoir des experts, de souligner que la migration ne constitue pas d’abord un « problème », mais un « fait social global » qui comporte de nombreux aspects positifs.
C’est ce que souligne le pape François : « En marche avec les migrants et les réfugiés, l’Église s’engage à comprendre les causes qui sont aux origines des migrations, mais aussi à travailler pour dépasser les effets négatifs et à valoriser les retombées positives sur les communautés d’origine, de transit et de destination des mouvements migratoires » (message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 2014). Si l’accueil du « frère venu d’ailleurs » est parfois un devoir moral, c’est bien plus souvent qu’on ne le croit, une source d’enrichissement mutuel, une manière de construire « un monde meilleur ».
Christian Mellon, SJ
[1]La documentation catholique, 21 mai 2006, p. 480. Voir aussi le communiqué publié le 21 mai 2007 par les Eglises luthérienne et réformée de France, dénonçant « les difficultés croissantes auxquelles doivent faire face les familles étrangères et franco-étrangères ».
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