« Plus on s’intéresse aux autres, plus ils sont intéressants ! » Quel bonheur, offert par l’association les Amis de la Vie, de sortir de l’hexagone et d’aller à la rencontre des Marocains. Par Philippe Mouy
A peine deux mois après la visite du pape François à Rabat et portés quasiment par le même thème, l’université d’été des Amis de La Vie s’est tenue à Rabat du 11 au 18 juin : « Au Maroc, avec des chrétiens, chez les Musulmans, entre l’Afrique migrante et l’Europe ‘interdite’ ». Vaste programme préparé et conduit de main de maître notamment par Paul Malartre et Dominique Fonlupt avec leurs partenaires locaux : l’Institut œcuménique de théologie al-Mowafaqa et Lotfi Lamrani, président fondateur de l’association « Pont des cultures ».
Voici, en écho de cette aventure, trois volets qui nous ont bigrement décentrés, comme y invitait Paul Malartre en ouverture.
Plongée dans l’Islam aujourd’hui
L’Islam est une réalité qui agite beaucoup l’Europe. Mais c’est une religion en mouvement, qui n’a pas fini de nous surprendre. En ouverture, Ashraf Aloui Ismaïli psalmodie ce verset coranique : « Oh les hommes, nous vous avons créés d’un mâle et d’une femme, pour que vous vous connaissiez. » Le ton est donné. Yelins Mahta, professeur d’islamologie à l’Institut Al Mowafaqa, peut livrer ses points de repère pour comprendre la pensée islamique et le mouvement de réforme contemporain. « Le prophète a été trop sacralisé. C’est d’abord un homme, un époux, un chef spirituel et militaire, qui entre en relation avec Dieu et livre un message pour venir en aide aux pauvres. » Depuis, naviguant en sourates et hadits, que de travail d’interprétation et de conflits ! L’appropriation par les califes fait entrer l’Islam dans la vie politique. Après chaque période de violence surgit l’idée de réforme pour engager une civilisation moins meurtrière et plus performante, portée par bien des questions : « Qui a la vérité ? D’où vient la violence ? Comment interpréter la loi ? Dieu est-il toujours avec nous ? Pourquoi a-t-on été divisés ? »
A son tour, Aïcha El Hajjami, juriste et théologienne, nous plonge dans un exemple de réforme : les droits et le statut de la femme. Alors qu’elle a recensé plus de huit femmes musulmanes savantes mais méconnues, elle s’interroge : « l’Islam serait-il à l’origine de la domination sur les femmes ? » Un travail où elle dénonce les fausses interprétations et les stéréotypes réducteurs qui circulent. Heurtée par les versets « douloureux » du Coran, elle découvre que la faute originelle incombe à Adam et non à Eve, et que, sur bien des sujets, le Coran se distingue fortement des traditions véhiculées sur la situation de la femme. Un travail qui a nourri les travaux de la Commission pour les droits des femmes lancée par Mohammed VI en 2006.
Puis coup d’œil sur « la présence musulmane en Europe » avec Farid El Asri, anthropologue. « Le musulman exotique ne posait pas de problème. Maintenant, il n’est plus sur le point de repartir au pays et il prend de la visibilité. Cette dynamique, qui renverse les frontières, vous pose problème en touchant à vos entrailles psychologiques et à votre identité collective. » De fait, notre rapport à l’autre n’est-il pas pollué par des imaginaires réciproques perturbés, qu’il faut dépoussiérer ? « Ils vont nous envahir ! Mohammed est un violent, pas le Christ ! Nous sommes dans la vérité… » Que de crispations ! Alors, que faire ? Du sérieux : avoir une volonté de compréhension ; du serein : en engageant une confiance mutuelle ; de l’humour : pour éviter l’arrogance.
Migrations : partir, passer, rester
« Nous sommes tous des migrants. Il n’y a que la date qui change ! » dit avec humour Hicham Jamid, sociologue. La migration installe dans un temps long, du fait des attentes, de la précarité, de la souffrance, des obstacles financiers, du blocage des frontières… Le Maroc, carrefour migratoire, voit son identité se refaçonner : comme pays de départ (5 millions de Marocains vivent à l’étranger, sur 38 millions), comme pays d’étape (appelé à jouer le rôle de « gendarme » : « Calais se trouve maintenant au Maroc »), comme pays d’accueil (50 000 migrants au moins ont été régularisés depuis 2013).
En écoutant le témoignage de migrants, nous avons perçu, comme dit Antoine Exelmans, prêtre à Oujda et Vicaire général du diocèse de Rabat, que parfois ils cochent toutes les cases : « J’avais faim, j’avais soif, j’étais malade, nu, étranger… » (Mt 25,35…).Et il ajoute : « Je suis convoqué par des visages. Chaque histoire est personnelle. L’autre vient chercher en moi ce qu’il y a de meilleur en humanité. Et c’est l’aventure : on part à la recherche de ce qui pourra faire de nous des vivants. On essaie de vivre la meilleure fraternité possible ». Terre de transit, pour beaucoup le Maroc devient terre de destination du fait des barrières. A Oujda, et dans bien d’autres lieux d’accueil œcuméniques, des situations impossibles trouvent un chemin. Les Eglises du Maroc, délaissées lors de l’indépendance, retrouvent depuis une vingtaine d’années une foule de nouveaux fidèles africains subsahariens, qui se renouvellent souvent.
Des chrétiens au Maroc
Le ton est donné par Cristobal Lopez Romero, espagnol, archevêque de Rabat : « Que nous soyons peu ou beaucoup, nous sommes là pour faire grandir le règne de Dieu, c’est-à-dire la paix, la justice, la liberté, la fraternité, la vie, les Droits de l’homme et surtout l’amour. Nous sommes tous étrangers, mais l’Eglise est marocaine et se veut incarnée dans le peuple marocain. » « Evangéliser, dit Daniel Nourrissat, curé de Rabat, c’est d’abord vivre l’Evangile, non pas parler de Jésus, mais parler Jésus ». Ainsi, les Africains subsahariens ont fait renaître cette Eglise et, avec l’Eglise évangélique, elles ont fondé l’institut Al Mowafaqa. A signaler, une initiative de l’Eglise évangélique : « les Eglises de maison », où l’on trouve à leur tête des pasteurs stoppés sur leur route vers l’Europe ; ces communautés se réunissent dans des appartements de quartiers populaires (près de 30 à Rabat et 60 à Casablanca).
Enfin le beau témoignage de Frère Stéphane Delavelle, franciscain à Meknès depuis 7 ans, qui s’est entendu dire : « Ces prêtres sont perdus pour l’Eglise ! » De fait, pour durer en terre d’Islam, la question s’impose à lui : « Qu’est-ce que je fais là ? Quel sens donner à ma présence ? » Réponse en trois points. D’abord rencontre l’autre n’est pas facile : comment sortir de nous-même ? Comment accepter l’autre comme il est sans imposer quelque chose ? Comment être compréhensible, audible pour l’autre ? Pour cela, se laisser retourner de l’intérieur et comprendre l’Islam du dedans. Tout en étant hanté par la question : pourquoi Mohammed après Jésus ? Serions-nous à un stade intermédiaire, comme le pensent les Musulmans ? Puis place à l’humble service et à l’amitié : la foi doit passer par les œuvres. « Toi, tu m’écoutes, tu me respectes. » La modernité est difficile, compliquée, mais on peut montrer qu’on peut la traverser. Enfin, la conviction : pas de dialogue s’il n’y a pas de vie intérieure, de dimension mystique. « La solitude fait partie de la rencontre avec l’Islam. Accepter de perdre le sens pour le recevoir de Dieu. Finalement, pourquoi être là ? Pour la communion et la gratuité. Je ne sais pas pourquoi je suis là, mais je sais que je dois être là. » Et Stéphane s’est entendu dire un jour : « Ce que vous vivez, c’est fou, ça ne sert à rien, mais ça sent si bon l’Evangile ! »
Le dernier jour, une table-ronde réunissait quatre interlocuteurs autour du thème : entre Chrétiens et Musulmans, une rencontre spirituelle est-elle possible ? Chacun semble poussé à dépasser les clivages de sa religion tout en tenant ferme sur son chemin spécifique et en s’en remettant à Dieu dans la foi.
« Nos témoins ont semé des graines de résurrection, déclarait Paul Malartre en clôture de cette Université. Ayant récolté beaucoup, nous avons beaucoup à semer. »
Philippe Mouy, ami de La Vie en Isère