Laurence de Cock est historienne. Invitée par Les Amis de La Vie pour une conférence sur l’importance démocratique de l’Histoire, elle s’était fait remarquer pendant la campagne présidentielle en offrant au candidat François Fillon son livre « Panique identitaire » tout en déclarant : « Ce cadeau là, vous avez le droit de le garder ».
Pourquoi êtes-vous défavorable à l’enseignement de l’Histoire comme récit ou roman national ?
Je trouve qu’appeler cela récit ou roman national, c’est la même chose. Ceux qui veulent réhabiliter le roman national en l’appelant récit, comme s’ils sous-entendaient qu’il s’était modernisé se fourvoient. Il faut sortir de ces deux débats. Quand on est historien, on sait très bien que les actions des hommes et des femmes ne sont pas inscrites dans quelque chose de prédéterminé, et certainement pas dans un récit. A l’exception des croyants, qui eux consciemment s’inscrivent dans un récit, qui est celui de la foi. C’est autre chose. Vous et moi discutons, mais aucun de nous deux ne s’inscrit dans une sorte de destinée nationale. Parler de récit national a quelque chose de presque ahistorique. C’est une interprétation qui relève d’une instrumentalisation de l’histoire. Quelque chose qui enchaîne les événements entre eux, et qui nous empêche de penser autrement. En tant qu’historienne je refuse un récit prédéterminé.
Quelle place doit occuper l’historien-ne dans la société ?
Je fais partie des gens qui défendent la fonction sociale de la recherche. J’en parle pour l’Histoire, mais c’est aussi vrai pour la sociologie, l’économie, le droit, etc. A partir du moment où les gens sont formés et expérimentés dans un domaine, ils ont la responsabilité de mettre en partage le produit de leur recherche. C’est aujourd’hui une grosse lacune. Le monde de la recherche fonctionne de manière très endogamique. On se parle entre nous, c’est de l’entre soi. C’est donc un langage complètement gorgé d’implicite, comme si on n’avait pas besoin d’expliquer les choses. On sacrifie du coup 99% des gens auxquels il faudrait s’adresser. L’intelligence et l’action dans le monde passe par la compréhension des événements autour de nous. Par ailleurs, on est payés par l’état. Et je considère que c’est un enjeu démocratique que de partager ce que l’on produit. Ce n’est pas un capital que nous devrions faire fructifier entre nous.
“Lorant Deutsch, ou Dimitri Cazalis ne sont plus dans la vulgarisation, mais dans le recyclage de vulgate.”
Que doivent faire les historiens pour qu’on les écoute ?
Changer les mentalités du monde de la recherche. Redonner ses titres de noblesse à la vulgarisation. Cela redonnera envie aux historien-ne-s d’en faire, ce qui est pour l’instant très rare. Cela commence doucement à s’ouvrir, mais c’est assez mal vu, la vulgarisation est disqualifiée socialement. Et c’est ici qu’il y a dysfonctionnement. Nous parlions d’Ernest Lavisse (NDLR Historien, chercheur et pédagogue. Il a créé le premier manuel scolaire d’histoire de France en 1884, diffuseur du Roman National), un de ses mérites c’est d’avoir tout de suite compris qu’il fallait qu’il en fasse, tout en poursuivant ses recherches. Faire de la vulgarisation sans faire de la recherche est vide de sens. Car en ce moment c’est ce qui se passe : des non chercheurs qui vulgarisent, y en a beaucoup. Lorant Deutsch, ou Dimitri Cazalis. Pour ne citer qu’eux, ils ne sont plus dans la vulgarisation, mais dans le recyclage de vulgate, ce qui est différent. Par contre, quand on est soi-même chercheur et qu’on vulgarise le fruit de ses recherches, on le fait en général très bien.
Il faudrait avoir des politiques publiques qui se tournent vers les chercheurs plutôt de se tourner directement vers les journalistes ou les « experts » quand ils parlent d’histoire. C’est un travail à faire en commun entre le monde de la recherche, qui n’est lui-même pas exempt de responsabilité, et le monde des politiques publiques.
Quelle influence ont les hommes politiques dans l’enseignement de l’histoire?
Ils ont une influence très forte. Comme ils ont compris que le sujet était matière à controverse, ils se chargent soit de souffler sur les braises, soit d’éteindre l’incendie. Dans les cas, cela nous fait beaucoup de mal. Ce sont des gens qui confisquent la parole des profs eux-mêmes, qui peuvent parler de ce qu’ils font dans les classes. Et qui s’y substituent et obtiennent un droit de regard beaucoup plus important que celui des acteurs lambda : profs ou élèves, historien-ne-s, chercheur-se-s. Les politiques, parce qu’ils nourrissent la politique-spectacle, cette logique du scandale, sont littéralement envahissants. Ce qui permettrait de sortir de cela serait d’avoir des institutions indépendantes du politique pour travailler sur les contenus de l’enseignement. Une institution comprenant à la fois des acteurs de terrain, des chercheurs-se-s, des enseignant-e-s. Essayer de changer les mentalités pour que les médias et la société en général tournent leurs oreilles vers ceux qui ont quelque chose à dire. Des choses peut-être moins palpitantes ni scandaleuses, mais qui sont des sujets de fond. Il s’agit de court-circuiter le politique.
Propos recueillis par Dorian Borissevitch