À Bergerac, Mgr Albert Rouet passe le sacré au crible

Le 16 janvier dernier, les Amis de La Vie de Dordogne ont invité Albert Rouet, archevêque émérite de Poitiers, à passer au crible la notion ambiguë de sacré qui structure pourtant les repères d’une société, pour le meilleur et le pire. Quelques découvertes rapportées par Robert Caulier, correspondant de l’association à Bergerac.

« Toute notre histoire baigne dans la confusion entre la sainteté et le sacré »

 

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Albert Rouet

Qu’est-ce qui est sacré pour moi ? Nous commençons cette rencontre pour laquelle nous sommes une bonne cinquantaine, par cette question à laquelle, selon le relevé fait par Mgr Rouet lui-même, nous apportons, réunis en petits ateliers, 68 réponses regroupées en 28 rubriques. C’est- dire si le sujet est riche et complexe ! Et le père Rouet amorce d’ailleurs son intervention en soulignant l’importance de ce débat au cœur de l’Eglise certes, mais aussi plus largement dans la société.

Une notion ambiguë

Au synode romain sur la nouvelle évangélisation, le pape Benoît XVI en faisait lui-même l’observation : la notion de sacré est ambiguë. D’ailleurs, dans sa contribution majeure, “Le sacré”, le théologien allemand Rudolf Otto, en 1917 présentait les effets du sacré (plus qu’il ne le définissait) sous l’aspect du fascinant voire séducteur, et du terrifiant et qui est, dès lors, interdit. Dans l’une ou l’autre hypothèse, le sacré nous informe puis nous transforme, pour le meilleur ou pour le pire : de toute façon, il nous fait signe. Il organise les repères d’une société. En 1885, le Cardinal Newman, pour sa part, soulignait vigoureusement les ambiguïtés du sacré.

On trouve donc du sacré dans toutes les cultures : c’est ce qu’on ne touche pas, ce qu’on réserve aux dieux. La lapidation par exemple, répondait – en matière d’exécution capitale – à cette exigence : on ne touche pas le supplicié.

D’aucuns seront commis à cette tâche : les sacri-ficateurs, ministres du sacer-doce. On a affaire alors à un sacré positif (dont on attend, en retour, une protection particulière). Si l’on accorde aux démons cette part réservée, c’est un sacré négatif. La magie en relève d’une certaine façon. C’est comme le pharmacon (objet de la pharmacie ) : un objet qui modifie un corps et qui peut être remède ou poison.

Le mot trouve son étymologie dans le verbe secerno screvi, secretum, qui a donné discerner, secret… et sacré, consacré. Il s’agit de distinguer, de séparer de mettre à part, l’interdisant au commun ( le profane) et le réservant aux dieux, par l’intermédiaire d’une caste sacer-dotale distincte : la cléricature !

Le vocabulaire grec nous laisse quelques autres radicaux que le français réutilise comme agios, saint, ou hieros, qui appartient aux dieux, ou encore osios, sanctionné par la loi divine. On parle d’hagiographie, de hiérarchie. Si le grec accept une réelle synonymie de ces mots, nous pouvons, par contre repérer une différence entre sacré et saint (du latin sancio, sanctum, qui vient des dieux). Le sacré est séparé par les hommes et donné aux dieux ; le saint, par opposition vient des dieux ou de Dieu) et est donné à l’homme. Dieu est saint, et non pas sacré, et il sanctifie, il nous fait partager sa sainteté.

Contenu du sacré

Essayons de percevoir ce que cela peut représenter pour l’homme préhistorique. Peut-on postuler, à leur propos, une réflexion sur la transcendance ? Plusieurs en doutent. En revanche on ne se trompera guère en percevant cet homme confronté à deux grandes interrogations. D’une part des phénomènes naturels incompréhensibles, parce que la nature le dépasse ; et d’autre part la participation à cette énergie vitale qu’il ne maîtrise pas, mystère de la vie (après tout, la découverte de la jonction des spermatozoïdes et des ovules ne date que de 1929). C’est sur ces deux domaines que vont s’articuler les notions de sacré.

La Bible, quant à elle, avait apporté une réponse : Adam reconnaît en Eve, la chair de sa chair, (conjonction du même et de l’autre), et à la naissance d’Abel, elle annonce : ”j’ai acquis un homme de par Dieu”. Exit Adam. En fait, la naissance relève du sacré et l’on voit que le sacré a partie liée avec le mystère de la vie.

Depuis ces temps originels et sur lesquels le mythe se sera développé, l’homme va passer du chaos (le désordre) à une nature, organisée. Il trace des pistes, dispose ses espaces de vie, se donne des repères : les grands arbres, les rochers spectaculaires, les sources, les rythmes astraux. Ces repères deviennent sacrés, intouchables. Il en va de la vie ou de la mort, avec le risque de se perdre, de mourir de soif…

De la même manière, l’énergie vitale doit être protégée. On va la rendre intouchable. De là les innombrables prescriptions qui touchent la femme, ses menstrues, ou pour les hommes les pertes séminales (hantise de la perte de la substance vitale). Et pour les couples, la suspicion des comportements contraceptifs.

Le sens du sacré s’exprimera de manière différente selon le lieu, les tribus, les temps. Le but étant toujours de protéger sa vie, sa famille, son clan. On perçoit ici le rapport du sacré au politique. Et pour cela l’on offrira aux divinités des “sacrifices” en rapport avec l’enjeu, donc des choses auxquelles on attache du prix, et qui soient une expression de notre être propre : animaux domestiqués, moutons, taureaux, tourterelles, mais pas des lapins ou des chevreuils, produits accidentels de la chasse. Et de même, cela se fait en des lieux spécifiques, le temple, qui n’a rien à voir avec les lieux domestiques, et enfin, selon des rites codés.

Enfin, le sacré entretient quelque rapport avec le pur et l’impur. Le pur est ce qui n’est pas mélangé. Là encore se dessine la notion de séparation. La Bible, par exemple, a horreur des mélanges et porte une attention scrupuleuse à l’intégrité des choses, des bêtes et des personnes. Et dans le même temps, les prescriptions lévitiques imposent des conditions drastiques de purification qui encerclent la vie du peuple élu (c’est à dire séparé, pur, par opposition à l’étranger). A moins de ces dispositions légales et rituelles, il ne pourra y avoir d’adoration de Yhwh

L’on devine, à cet endroit, les germes de violence que véhicule le sacré.

La religion et le sacré : la gestion du pouvoir

Il y a aujourd’hui autant de sacré qu’avant mais il n’est pas forcément religieux. Il se pose dans l’espace et le temps, indifféremment sur des objets, des lieux, des personnes. Ce peut être l’argent, le foot, la bourse… Le sacré, c’est ce qui est indispensable à la vie du moment et de tel ou tel, reconnu par ceux-là qui s’y reconnaissent. Il s’est évaporé des églises pour se poser dans les stades, les centres commerciaux, le Palais Brongniart.

Mais la manière de fonctionner du sacré est en revanche toujours la même. Il segmente le réel. Il y a toujours des lieux, des dates, des personnes qui sont sacrées et d’autres qui ne le sont pas.

Qu’en est-il alors du religieux ? Selon la double étymologie du mot, écartons d’abord la première : religion = relire ; difficile de penser que les hommes primitifs savaient lire et écrire !

Au contraire retenons la seconde : religion = relier. Il s’agit de relier l’homme à ce qui est séparé, il s’agit de capter les forces en jeu dans l’intouchable du sacré. D’où la magie avec ses rites. Les bonnes paroles, les bons gestes sont nécessaires faute de quoi “ça” ne marche pas. La religion se pose dès lors, en gestionnaire du sacré, avec un personnel spécialisé : le sacer-doce ( les prêtres). Ainsi, la religion s’est emparée du sacré et réciproquement le sacré s’est emparé de la religion.

Ajoutons que en accentuant la mise à part des lieux, des personnes et des jours, l’Eglise se donne un rôle politique inévitable. Pouvoir politique et pouvoir religieux se confondent. En France, Charlemagne, par exemple, nommait les évêques issus des grandes familles féodales. Et la lutte du sacerdoce et de l’empire aura duré 230 ans de 1073 à 1303. Mais la consécration des rois trouvait son modèle dans l’onction sacrale que les prophètes d’Israël imposaient à ceux que Yhwh avait sélectionnés (C’est le cas de Saül, puis de David, par exemple).

Encore récemment, en 1993, Michel de Rostolen, pilier du Front National annonçait :”le sacré doit redevenir le cap de notre société déboussolée”. Où l’on voit que l’équation sacré = pouvoir est toujours d’actualité. Décidément, la sacralisation va de pair avec la droitisation politique.

Et l’Eglise ?

Pour en sortir, l’Eglise s’est définie comme “une société sainte et hiérarchique ». Société sainte par rapport à une société profane, et hiérarchique par le statut sacré des évêques. En vérité, toute notre histoire baigne dans cette ambiance de confusion entre la sainteté et le sacré. Le sacré aura envahi la religion et va lui pourrir la vie. Dans une période plus récente, observons que c’est le travail de l’Action catholique qui a permis de sortir de cette confusion.

Vatican II a voulu de son côté détruire cette pernicieuse sacralisation de la mission de l’Eglise en supprimant la séparation entre clercs et laïcs. Pas si facile ! Il est clair que pour certains, il faut contourner Vatican II. En tout cas les débat dans l’ Eglise et dans la société ne sont pas étrangers l’un à l’autre.

La solution se trouve dans la juste perception de ce qu’est la sainteté.La sainteté vient de Dieu et désigne un mouvement inverse de celui du sacré. La sainteté unit sans confusion; elle relie (religare, religion) nos différences. Dieu s’unit à l’humanité offrant sa sainteté à chacun et à tous. L’Eglise a vocation à manifester et accueillir la sainteté de Dieu. Elle doit donc éviter la resacralisation, mais développer la “relation”, puisque c’est la sainteté qui permet l’alliance sans confusion. Ainsi le royaume de Dieu est-il le royaume des justes relations. A cet égard le mariage de l’homme et de la femme, vu dans la perspective de l’Eglise, peut être d’une assez riche interprétation.

La sacré se manifeste avec des signes : des indices qui désignent de façon univoque le sacré et en imposent le pouvoir. La sainteté se vit avec des symboles, c ‘est à dire des indices qui sollicitent l’interprétation, toujours renouvelée, indéfiniment multivoque.

Ainsi en est-il de la Bible. Prenons l’histoire de Joseph, fils de Jacob, vendu par ses frères. A la mort de leur père, les frères viennent se soumettre comme esclaves à Joseph devenu grand vizir du Pharaon. Celui-ci les libère, contre toute attente et leur promet un bel avenir. De même le prophète Elisée évite à Naaman le Syrien (un étranger de surcroît) de se soumettre à des rites compliqués de purification et l’invite à se plonger tout bêtement dans l’eau du Jourdain pour guérir sa lèpre.

La Bible perce ainsi des trous dans l’espace sacré pour faire apparaître un autre monde. Jean 9 : l’aveugle né, qui a péché pour qu’il en soit là ? Autrement dit, qui a violé de l’intouchable pour être ainsi puni ? Réponse de Jésus : circulez… rien à voir. C’est personne.

Et l’on se souvient des réactions de Jésus face aux rigoureuses règles du sabbat (Marc 2, 23). Il n’y a plus de sacré !

ET pour conclure

Mais c’est le lieu d’une lente pédagogie, très lente. Après tout, l’expérience des pèlerins d’Emmaüs nous apprend qu’il faut une longue route et beaucoup d’explications pour que nos cœurs s’assouplissent et pour que nos intelligences s’éclairent.

Mais il serait dommage qu’on en revienne à de nouvelles manifestations de sacralisation, y compris, et surtout, dans l’Eglise.

Car si ce débat resurgit aujourd’hui, alors que le monde se sécularise, que la connaissance des mystères de la nature et de la vie s’amplifie (finalement, en cas de sécheresse dans nos campagnes, on ne fait plus de rogations, mais on fait de l’irrigation !). Si donc le débat réapparaît, c’est aussi parce que les repères s’estompent et qu’on ne peut plus se réfugier derrière les vieilles habitudes.

Robert Caulier