Sur le campus universitaire de Tunis, dans un pays en pleine transition démocratique, j’ai le privilège avec 33 lecteurs de La Vie d’assister à la rencontre de dizaine de milliers de militants des sociétés civiles de 122 pays. Voilà comment ça se passe.
Mardi 24 mars 11h. L’Assemblée des femmes, généralement un grand moment de fête selon les habitués, démarre dans une ambiance déroutante. L’amphithéâtre de la faculté des sciences économiques est plein mais la répétition du slogan (« So-so-so solidarité avec les femmes du monde entier ! ») finit par lasser un public qui attend du contenu.
Les quelques tentatives de prise de parole sont vite débordées par une manifestation de militantes de la République Arabe Sahraouie Démocratique, venues en force.
Elles sont immédiatement contrées par autant de Marocaines agitant le drapeau du Royaume chérifien. La réunion tourne court laissant un goût d’amertume. Dans les gradins, Sénia, Sahraouie venue du camp de réfugiés de Tindouf, observe la scène, désolée : « C’est comme ça dans tous les FSM ! »
Dehors, une dizaine de femmes tunisiennes portent avec gravité les photos de leurs fils disparus dans la méditerranée entre les côtes africaines et Lampedusa.
13H. Après un couscous sur le pouce dans le jardin de l’université, nous retournons vers le centre-ville pour reprendre des forces avant la marche d’ouverture prévue entre la porte Saadoun et le musée du Bardo.
15H. Un gros orage éclate sur Tunis. A la demande de la police, le départ est avancé, mais l’info n’est pas passée. Du coup, le défilé – 10 000 personnes selon les informations données plus tard par la police- s’effiloche sous la pluie battante. Les groupes sont espacés le long de l’avenue Bourguiba. La se disperse assez rapidement devant le Bardo. Nous nous retrouvons à notre hôtel et apprenons l’accident du vol Barcelone-Düsseldorf. Un peu sonnés par cette étrange journée, nous nous consolons en consultant le programme pléthorique de celles qui suivent.
Mercredi 25 mars, 6H. On est tôt sur le pont au FSM. Petit déjeuner, taxi vers le campus où les ateliers et conférences sont censés commencer à 8H30. Il a fallu faire des choix cornéliens pour les trois créneaux horaires de la journée. J’opte pour une rencontre avec une association de la société civile irakienne puis pour un atelier organisé par Arte intitulé « Ne détestez pas les médias, devenez les médias ! ».
« Vous allez tomber sur des salles vides. Changez de programme : vous apprendrez toujours quelque chose ! »
8H30. Pas de nouvelle des Irakiens. Je pense au conseil de Gus Massiah, l’un des organisateurs français du Forum : « Vous allez tomber sur des salles vides. Changez de programme : vous apprendrez toujours quelque chose ! ». Je rejoins finalement un atelier sur les dérives des partenariats public privé (PPP) à la faculté des sciences et techniques. La salle est comble, des gens sont debout au fond.
L’atelier est proposé par le collectif suisse Alliance Sud, l’Observatoire Tunisien de l’Economie et le syndicat tunisien UGTT. L’Egyptienne Reem Abdelhalim, le Suisse Peter Niggli, directeur d’Alliance Sud, le syndicaliste tunisien Mansour Chermi et le jeune Philippin Mark Pascual font état des mêmes problèmes d’opacité des contrats entre leurs gouvernements et des entreprises privées. Les prix de vente des services sont finalement beaucoup plus élevés que prévu, le tissu local des petites entreprises est mis à mal par la pression des multinationales qui achètent les marchés. Beaucoup d’informations, des échanges pointus en anglais et en français avec des participants attentifs.
Des problématiques très concrètes dont on parle rarement
Je comprends pourquoi les ONG de développement investissent autant sur le plaidoyer et l’échange l’information : le contrôle de la société civile sur les contrats et les investissements est crucial. Sans démocratie, sans transparence, pas de développement équitable. Je découvre des exemples concrets de la façon dont la corruption stérilise tous les efforts. J’apprends aussi que des alternatives sont possibles et fonctionnent déjà comme les partenariats public/public entre des entreprises publiques tunisienne et subsaharienne. Seule la diffusion de l’information parmi des citoyens mobilisés peut permettre de résister au lobbying des multinationales. Je prends conscience, parmi ces militants, de l’importance de ces échanges sur des problématiques très concrètes dont on parle rarement.
11H. Dans le couloir, je fais la connaissance de Guillaume et Noélie, la vingtaine. Le frère et la sœur et sont venus en famille, avec leur grand-père et leur cousine. Guillaume est élève d’une école de commerce à Paris et réalise un rêve d’adolescent en participant à cette rencontre internationale.Vu l’éloignement de la fac de gestion, je renonce à la rencontre sur les médias citoyens organisée par Arte. Je m’installe dans la salle investie par l’association « Monnaie honnête », pendant francophone de « Positive monnaie » animé par Gérard Foucher et la toulousaine Carole Fabre.
L’atelier s’intitule « Changer la monnaie pour changer le monde ». Nous sommes une dizaine à découvrir par le jeu comment les banques ont la liberté de créer des lignes de crédits à partir de rien à qui elles veulent. J’ai déjà entendu Gaël Giraud, jésuite et économiste, expliquer en conférence ce mécanisme difficile à croire.
Engager la conversation sur des sujets essentiels
13H30. Je pose mon assiette de chawarma à la table d’un bel homme noir. Hamedy Diarra est président du Haut conseil des Maliens de France.
C’est ça le FSM : on engage facilement la conversation sur des sujets essentiels. Je me venge de tous les voyages en TGV passés et à venir où l’inconnu qui s’assied à côté de moi daigne à peine prononcer un bonjour. Hamedy Diarra a passé en France un bac professionnel avant de s’engager dans la vie associative. Les exigence intellectuelles du militantisme l’ont conduit à reprendre des études universitaires d’anthropologie et il anime cette semaine le Forum des organisations de solidarité international issues de migrations.
15H. Revenons à la monnaie. C’est tellement passionnant que Marie-Christine Julien, Amie de La Vie à Amiens, et moi décidons d’y consacrer la journée. Nous revenons à l’Atelier de “Monnaie honnête” pour expérimenter –toujours avec des cartes à jouer, des bonbons et des papiers de couleurs- ce qu’on entend par monnaie alternative.
J’apprends un vocabulaire nouveau : l’argent-dette, le dividende universel. Je suis littéralement bouleversée par ce qui est en jeu : la possibilité de se passer un jour des banques si un jour c’est nécessaire. Le vrai pouvoir –depuis des millénaires, c’est celui de contrôler la monnaie et rien n’empêche les citoyens de s’en emparer. Certains ont d’ailleurs déjà commencé.
18H30. Pas de taxi, nous toquons à la fenêtre d’une voiture à la sortie du campus. Abir et Karima, l’une voilée, l’autre pas, acceptent de nous rapprocher de l’hôtel. Avec ces deux jeunes tunisiennes thésardes, nous échangeons en quelques minutes des tuyaux sur les sites de données économiques ainsi que nos adresses mail.
19H. Jean Fontaine, père blanc, et Bénédicte Du Chaffaut, théologienne et déléguée diocésaine des relations avec les musulmans dans l’Isère ont rendez-vous avec notre délégation de lecteurs de La Vie. Jean Fontaine, 78 ans, vit depuis 56 ans en Tunisie. Il est docteur en arabe, spécialiste mondiale de la littérature tunisienne contemporaine. Bénédicte Du Chaffaut, qui beaucoup travaillé sur les requêtes des féministes musulmanes. Ils nous parlent longuement de la vie politique et en Tunisie, de l’Islam, des chrétiens… Vendredi soir, nous avons d’ailleurs rendez-vous avec l’évêque de Tunis, Mgr Ilario Antoniazzi.
Plus tard… Nous poursuivons tous ensemble les échanges autour d’un meze libanais au son cristallin d’un Quanoun et levons notre verre de Magon à la révolution tunisienne.
Dominique Fonlupt
Pour accéder à la bibliographie sur le féminisme musulman proposée par Bénédicte Du Chaffaut, théologienne, chargée des relations avec les musulmans dans le diocèse de Grenoble cliquez ici.