Au chantier naval de Saint-Nazaire, toujours plus de paquebots malgré l’urgence écologique

Chaque année, le chantier naval de Saint-Nazaire lance la construction de deux nouveaux paquebots de croisières. Malgré un impact sur l’environnement catastrophique, ces vacances en mer semblent toujours faire rêver.

Le Celebrity Apex dans les chantiers navals de St-Nazaire en mars 2020 (© Jacques BONIS – Flickr)

Par Sandra Bouillard

Ils sont quatre à être en préparation, et le carnet de commandes ne désemplit pas. Les paquebots de croisières sont assemblés en continu dans les Chantiers de l’Atlantique, le chantier naval de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), l’un des plus grands au monde. Même si la construction de ces bateaux immenses, souvent de plus de 330 mètres de long, est un savoir-faire exclusivement européen. L’intégralité des paquebots en circulation sortent en effet de l’un de ces chantiers : Saint-Nazaire en France, les sites italiens exploités par l’entreprise Fincantieri, ou Rostock, en Allemagne, exploité par le constructeur MV Werften.

En dix ans, la demande pour ces croisières a doublé, avec une augmentation de + 7,9% (moyenne annuelle) des croisiéristes ayant débarqué ou embarqué dans un port français, selon les statistiques partagées en mai 2021 par le ministère de la transition écologique. Des chiffres à regarder de près car l’impact de ces navires sur l’environnement est énorme. Ces géants des mers qui peuvent accueillir entre 7000 et 8000 passagers ont une consommation en mer d’approximativement 5 000 litres de carburant par heure, souvent du fioul. En comparaison, un avion rejette 49 fois moins de CO2 au kilomètre. L’une des seules limitations dans la pollution est celle des particules fines. Le premier paquebot propulsé au gaz naturel liquéfié construit en France devrait être livré en octobre 2022 par le chantier de Saint-Nazaire. Ce navire, le MSC World Europa (de l’armateur MSC Croisières), consomme 20% moins de carburant et rejette 95% de particules fines en moins, lesquelles sont en suspension dans l’atmosphère et reconnues comme cancérigènes. Cette solution, loin d’être satisfaisante (cela reste une énergie fossile), reste aujourd’hui très minoritaire.

« Je suis venu ici pour faire face à l’absurde »

Pour subvenir aux besoins en électricité de ces bâtiments, les ports sont peu et mal équipés. Résultat, les moteurs tournent même à quai pour permettre d’avoir de la lumière et de la climatisation. S’ils consomment moins qu’en mer, cela représente à minima 700 litres par heure. Chaque voyageur émet en moyenne 1 tonne de CO2 par voyage. Ce chiffre ne prend pas en compte le rejet de gaz à effet de serre et de produits pétrochimiques rejetés lors de la construction de ces navires.
Même pour les curieux qui viennent visiter le chantier, à Saint-Nazaire, certaines informations ne passent pas. « Je suis venu ici pour faire face à l’absurde » raconte un visiteur retraité, incrédule devant les immenses constructions. Ce sentiment est aussi partagé autour des ports d’accueil : à Ajaccio (Corse), ce mois de juillet, des centaines de riverains ont milité contre la venue des navires. En cause, une pollution atmosphérique de plus en plus importante à proximité des ports. La zone devait passer en ECA, zone de contrôle de la pollution atmosphérique, cette année. La décision a été repoussée en 2025. Quelques semaines plus tôt, en juin, des militants du mouvement Extinction Rebellion et du collectif Stop Croisières bloquaient pendant une heure le Wonder of the Seas, le plus gros paquebot du monde, à l’entrée du port de Marseille.

Vue des Chantiers de l’Atlantique depuis l’estuaire de la Loire (© Cédric Quillévéré – Creative Commons)

Une course au gigantisme sans fin ?

Ces immenses structures ne sont plus limitées dans leur taille que par les normes des différents canaux de passage. La norme Panamax plafonne par exemple la taille des paquebots pouvant naviguer sur le canal de Panama à 32,3 mètres de large maximum.
Ces navires sont amenés à avoir une durée de vie d’une trentaine d’années. Après quoi, ces hôtels flottants sont démantelés, le plus souvent en Inde, à Alang, dans l’État du Gujarat. Le lieu est devenu le symbole de la négligence des Européens pour recycler ces bateaux. Dans ces chantiers de démolition, les ouvriers y manipulent, parfois à main nu, des substances toxiques comme le plomb, l’amiante ou l’arsenic. Les normes européennes de démantèlement y sont contournées. En conséquence, les bâtiments sont désossés à même la plage. Les substances se retrouvent dans les eaux côtières, dont la faune marine diminue drastiquement selon une enquête réalisée en avril 2022 par le magazine de France 2 Complément d’enquête. Les compagnies de croisières affirment chercher des alternatives européennes, selon les informations transmises par Saint-Nazaire Agglomération Tourisme (SNAT) lors de la visite du chantier naval.

Navires en attente de démantèlement sur la plage d’Alang, sur la côte ouest de l’Inde (© Planet Labs, Inc. – Creative Commons)

Avec une réduction du nombre de ports pouvant accueillir ces bateaux, les destinations pour les escales deviennent de plus en plus limitées. Mais il demeure pourtant une envie grandissante pour ces aventures. Dans les six prochains mois, deux bateaux – le World Europa et le Utopia of the Seas – devraient être livrés à la compagnie italo-suisse MSC par le chantier naval de Saint-Nazaire. Dans le même temps, le dernier rapport du GIEC rappelle à quel point il est impératif d’inverser rapidement la tendance des émissions de gaz à effet de serre. Face à cette urgence, peut-on encore associer le voyage en croisière à la liberté ?

Texte : Sandra Bouillard