Dans la perspective de nos échanges à Agos Vidalos sur le thème des ingéniosités collectives, nous avons lu pour vous “Sauver le Monde, vers une économie post capitaliste avec le peer-to-peer”, par Michel Bauwens avec la collaboration de Jean Lievens.
L’aspiration des citoyens à un changement est très forte. Beaucoup sont convaincus que la croissance sans fin sur une planète finie ne peut mener qu’au crash. Face à cette sombre perspective, Michel Bauwens, dans son dernier ouvrage « Sauver le Monde » nous incite à un regard neuf pour affronter les défis de l’avenir.
Avec d’autres penseurs, il pense qu’il faut changer notre modèle économique fondé sur l’idée de l’abondance matérielle. Déjà, des pionniers actifs ont adopté le modèle émergent du « peer to peer » soit « pair à pair ». Pour la première fois dans l’histoire, grâce à Internet et ses réseaux « égal à égal », en plus de l’échange, des citoyens du monde entier ont mis leurs compétences en commun pour créer ensemble, sans passer par des entreprises ou des organisations traditionnelles. En plus, ils le font bénévolement. Ils coopèrent parce qu’ils ont choisi de contribuer à un objectif social qui fait coïncider l’intérêt personnel et l’intérêt commun. L‘encyclopédie en ligne Wikipedia en est un exemple bien connu.
Dans ce système, il y a une évolution méritocratique qui est liée aux connaissances et non plus aux diplômes. Une répartition des tâches que l’on choisit plutôt qu’une division des tâches comme dans l’organisation actuelle du travail. Bien sûr, le lecteur s’interroge : Mais comment un travailleur qui fournit des contributions gratuites peut-il survivre ? Michel Bauwens évoque un revenu de base garanti qui serait octroyé à chacun en tant que citoyen et qui permettrait de faire des contributions à son gré. Elaborer un système social qui permette de produire selon la logique du « pair à pair » sans logique capitaliste serait-il donc possible ?
“Il défend l’idée de création de biens communs inaliénables protégés du profit et donc du secteur privé.”
Actuellement, de nouvelles sociétés ont vu le jour, créées par des capitalistes nommés « nétarchiques » par l’auteur (hiérarchie des réseaux du net) comme Marc Zuckerberg, fondateur de Facebook. Cette plateforme mondialisée utilise les centres d’intérêt et les données des utilisateurs (leur valeur d’usage) et les revend aux annonceurs publicitaires. Cela produit de la valeur d’échange qui profite au propriétaire de la plateforme, mais sans aucune contre-partie à ceux qui produisent cette valeur.
Michel Bauwens propose de créer des coopérations numériques non pas basées sur la concurrence mais sur une logique de collaboration. L’auteur est conscient que l’émergence d’un nouveau système socio-économique ne se fera pas sans lutte sociale. Actuellement, les travailleurs de la connaissance en réseau sont nombreux mais ils ne possèdent pas encore leurs propres institutions de protection et les mécanismes de solidarité sont très faibles. Il faut se souvenir que les ouvriers de l’industrie du XIX ème siècle se sont battus pour créer leurs propres syndicats et leurs protections sociales.
Si actuellement le « pair » à « pair » marche surtout pour les biens « immatériels » comme la conception de logiciels (Linux), l’open design ou l’échange de services, Michel Bauwens parie sur l’évolution technique dans la production matérielle dans un proche avenir. Il cite l’invention des imprimantes 3D et des micro-machines qui permettront des réalisations sans prêts bancaires, avec l’aide de financement participatif et de compétences partagées entre citoyens. Ce sera un grand bouleversement.
Dans la dernière partie de son livre Michel Bauwens évoque le rapport avec l’Etat et aussi de nouveaux modes de gouvernance. Il défend tout d’abord l’idée de création de biens communs inaliénables protégés du profit et donc du secteur privé. Au niveau mondial, ces biens comme l’eau et l’air sont de plus en plus privatisés. En effet, le marché des droits d’émission des gaz à effets de serre ou la gestion de l’eau entraîne des tractations et corruptions entre entreprises sur le droit à polluer ou le prix de l’eau au robinet.
“Il faudrait un nouveau mode de gouvernance non pas basé sur le contrôle et la sécurité mais sur la complexité et l’adaptation.”
En contre-point Michel Bauwens cite l’expérience du « Forest Stewardship council » fondé en 1993 à Toronto, à l’initiative d’organisations de protection de l’environnement issues de 25 pays. Le FSC est soutenu par des organisations de consommateurs, des communautés locales, des entreprises et ONG mondiales qui délivrent un certificat en vue d’une gestion responsable des forêts. Michel Bauwens suggère que la société civile pourrait elle aussi prendre plus d’initiatives au plan constitutionnel et ce serait une forme de gouvernance transnationale au delà de la coalition d’Etats nationaux. Logiquement, il prône donc une triade public-privé-« communs » plutôt que public-privé comme actuellement.
Au niveau politique, Michel Bauwens constate que la démocratie représentative va très mal, focalisée sur les finances de l’Etat et la puissance des lobbies. Il faudrait un nouveau mode de gouvernance non pas basé sur le contrôle et la sécurité mais sur la complexité et l’adaptation. La démocratie participative n’en est encore qu’aux balbutiements. Il note l’émergence des partis pirates dans certains pays d’Europe, les forums citoyens qui comme en France ont pris l’initiative de sélectionner leurs membres par tirage au sort. Cet exemple lui rappelle la Grèce antique qui se méfiait du système électoral à cause de la concentration du pouvoir et qui tirait au sort ses fonctionnaires et ses politiciens.
Interrogé sur la dimension spirituelle, il estime que les religions naissent dans le contexte social de leur époque. Par exemple pour lui la chrétienté est une religion féodale, le protestantisme est l’expression d’une mentalité proto-capitaliste moderne et les courants new âge reflètent le néolibéralisme.
Il est attentif au mouvement des cercles de pairs qui utilisent de nouvelles techniques pour stimuler l’intelligence collective. Pour lui, il faut tenter d’intégrer l’ensemble des aspects de la réalité selon un mécanisme heuristique dans la méthodologie intégrale du « pair à pair ». C’est à dire examiner tous les aspects y compris politiques et spirituels. Il s’inspire de John Héron et Jorge Ferrer, les fondateurs de la spiritualité participative.
En conclusion, on pourra dire que sa théorie émancipatrice repose sur un optimisme de la volonté, s’inspirant de Martin Luther King et du Mahatma Gandhi. Son objectif final est la « création d’un mouvement global conscient qui milite en faveur d’une transition sociale vers une nouvelle société basée sur l’échange entre pairs. » Un précurseur à découvrir !
Claire Cherblanc
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Michel Bauwens est un théoricien belge du peer-to-peer. Il est le fondateur de la P2P Fondation.
“Sauver le Monde, vers une économie post capitaliste avec le peer-to-peer”, de Michel Bauwens avec la collaboration de Jean Lievens. Préface de Bernard Stiegler. Editions, Les liens qui libèrent. 20,50 € TTC.