Jacques Semelin : “Les entrepreneurs identitaires opèrent lorsque le pays est en crise”

Jacques Semelin est historien, directeur de recherche au CNRS, et il enseigne à Science Po Paris où il a créé un cours sur les génocides et les violences extrêmes. Il a donné une conférence le 3 juillet à Méaudre : « La guerre civile aura-t-elle lieu ? », dans laquelle il a évoqué la résistance face aux massacres actuels, en faisant un parallèle avec la Seconde Guerre Mondiale. Rencontre.

Votre conférence a suscité des réactions fortes. Le public s’est le plus manifesté quand vous avez dit que trois quarts des Juifs ont survécu à la Shoah en France. Comment cela a-t-il été rendu possible ?

Depuis 30 ans, on a montré l’importance de la réalité de la déportation des juifs, de leur extermination et le rôle de la collaboration du gouvernement de Vichy… Mais on n’a pas conscience dans ce pays du tournant que constitue l’été 1942. C’est à cette période que commencent les déportations de masse en Europe Occidentale. Les gens étaient choqués de la manière dont ces personnes (des femmes, des enfants) étaient traitées. Cette émotion s’est traduite par de l’entraide, des gestes de compassion et la « solidarité des petits gestes », que j’ai évoquée dans mon livre “Persécutions et Entraides dans la France occupée” (Les Arènes, 2013).

Il y a un autre facteur important : alors que Vichy a pour allié l’Eglise Catholique, certains évêques comme Jules Saliège se sont opposés à l’antisémitisme. Par la suite, le gouvernement participe moins aux déportations. On explique aussi ce chiffre important car certains juifs français étant intégrés socialement dans le tissu national, ils ont été plus facilement protégés. C’est là que l’on voit l’importance de la cohésion sociale.

Les historiens sont conscients des différents facteurs qui ont engendré la survie importante des Juifs en France. Les trois quarts, c’est un des chiffres les plus élevés en Europe. En revanche, le grand public ne le sait pas. Cela fait partie des choses que j’aimerais voir transformées dans les programmes scolaires.

“Il faut être réaliste, l’antisémitisme, la xénophobie, les idées anti-musulmanes, toutes ces figures de « l’autre en trop » et du suspect existeront toujours dans une société.”

Parmi les facteurs pouvant amener à la guerre civile vous abordez le concept de « bunker psychique ». Quel est le sens de cette formule ?

Les habitants de certains villages français renferment un sentiment de haine contre « l’étranger », sans pour autant qu’il n’y en ait un seul dans leur commune. Pour moi cette réaction tient à la peur et à cette théorie du complot, qui est dure comme fer dans certains esprits. C’est l’idée d’une main invisible qui manipule tout, un complot tantôt juif tantôt américain dans le cas du 11 septembre. Les arguments rationnels n’ont pas de prise sur ces opinions. Il s’agit probablement d’une protection psychologique, politique.

Il faut être réaliste, l’antisémitisme, la xénophobie, les idées anti-musulmanes, toutes ces figures de « l’autre en trop » et du suspect existeront toujours dans une société. Ce sera toujours une manière d’expliquer le monde chez certains.

Mais vis-à-vis de la passion, il ne faut jamais lâcher la raison. Il faut résister par l‘argumentation, les faits et utiliser le rapport de force politique dans les élections et les manifestations. J’ai un esprit de résistance non violente qui implique en particulier la force du nombre. Il ne s’agit pas de croire qu’on peut les convaincre nécessairement mais il faut conserver des relations amicales avec ces personnes. Ce sont des gens qui se sentent humilié et c’est en leur donnant les moyens d’être reconnus qu’ils vont changer leur mode de penser.

Qui de l’homme politique ou de l’intellectuel a la plus forte empreinte sur la population ?

L’intellectuel cherche plutôt une reconnaissance parmi l’intelligentsia et les médias. L’homme ou la femme politique vise en plus le pouvoir. Je ne ferai pas de hiérarchie entre les deux. Simplement il faut éviter la démagogie qui prône une réponse sécuritaire et une clôture identitaire, deux politiques très proches. Souvent c’est l’intellectuel voire l’artiste qui prépare l’arrivée du politique. Par exemple, avant l’éclatement de la Yougoslavie en 1990 que j’aborde dans mon livre “Purifier et détruire” (Seuil, 2012) Dobrica Ćosić, un écrivain qu’on appelait « le Tolstoï des Balkans » a préfiguré l’avènement du nationalisme serbe avec ses écrits. Il a capté un ressentiment serbe qui disait : “nous contre les autres”. Il y a donc une complémentarité entre l’intellectuel et le politique. C’est ce que l’on appelle les entrepreneurs identitaires qui opèrent lorsque le pays est en crise.

“A 16 ans, j’ai appris que j’allais perdre la vue. Résister est à mon sens construire”

Une question plus personnelle maintenant : comment s’incarne la résistance dans votre quotidien ?

Il y deux points de vue, même si je n’y vois plus (rires). Tout d’abord, résistance et résilience face au handicap avec mon voyage vers la cécité : à 16 ans, j’ai appris que j’allais perdre la vue. Je raconte cette difficile mutation, métamorphose vers un autre monde dans mon autobiographie “J’arrive où je suis étranger” (Seuil, 2007).

J’y écris que « je me suis accroché aux branches de la connaissance pour ne pas couler », et « qu’en me cherchant je suis devenu chercheur ».  Résister est à mon sens construire ; ce processus a donc été essentiel face à l’angoisse qui m’avait envahie et que je niais parfois.

Sur un autre plan, je cherche à être un historien citoyen, par exemple, en participant à cette université d’été. Je veux partager ma connaissance et cette démarche m’a poussé à créer il y a quelques années un site internet sur les violences de masse, pionnier dans son domaine, par le biais de Science Po et avec le parrainage de Simone Veil. Mon but était d’inviter les gens à faire preuve de discernement et contribuer à leur formation en proposant un contenu fiable et accessible rédigé par des chercheurs ou des doctorants. C’est une forme d’action non violente, concept qui n’est plus diffusé qu’à travers quelques icônes : King, Mandela ou Gandhi, dont on connait mal l’histoire et le combat. D’ailleurs je préconise l’aïkido qui permet d’utiliser la force de l’adversaire pour le déstabiliser : c’est typiquement une stratégie non-violente, c’est-à-dire conduire l’adversaire à faire une faute.

“Simone Veil m’a encouragé à écrire mon livre”

Y a-t-il un résistant en particulier qui vous inspire ?

J’en ai plusieurs. Pour rester sur des icônes « non-violentes », je peux vous parler de Martin Luther King : il se confronte au racisme et il est assez proche de nous.

Dans le années 1980, une figure qu’on a un peu oubliée, mais que j’ai beaucoup lue et aimée : Václav Havel, qui s’est opposé au communisme en Tchécoslovaquie. Il pose la question de responsabilité individuelle face à l’injustice, pas seulement dans des régimes totalitaires mais aussi dans nos pays.

Et enfin Simone Veil, pour qui j’ai beaucoup de respect : pour tout son parcours, sa résistance stupéfiante, sa capacité à sortir d’Auschwitz… et aussi ce qu’elle représente pour les femmes dans notre pays. Je l’ai connue personnellement, et elle m’a encouragé dans mes travaux, à écrire mon livre sur la survie des Juifs en France. Je me dis que j’ai beaucoup de chance de l’avoir rencontrée.

Propos recueillis par Adèle Bugaut et Alice Pillet